Fuite des nazis en Argentine : que révélera l’ouverture des archives annoncée par Javier Milei ?

Le 24 mars 2025, l’Argentine, par la voix de son président Javier Milei, a annoncé la déclassification des archives gouvernementales relatives à l’exil de criminels de guerre nazis dans le pays après la Seconde Guerre mondiale. Présenté comme un acte de transparence, ce geste spectaculaire ravive une mémoire trouble et pose la question : que peut-on vraiment attendre de cette ouverture annoncée ? Entre espoir historiographique, calculs diplomatiques et effets d’annonce, retour sur une promesse qui mêle mémoire et stratégie.

Une promesse attendue depuis longtemps

Depuis des décennies, les historiens traquent les traces de l’exil organisé de nazis vers l’Amérique latine, et l’Argentine occupe une place centrale dans ce réseau. Le pays a accueilli, entre 1946 et 1955 sous la présidence de Juan Domingo Perón, plusieurs milliers de criminels de guerre, dont certains des plus tristement célèbres : Adolf Eichmann, Josef Mengele, Erich Priebke…

Les « ratlines », ces filières d’exfiltration qui reliaient l’Europe à l’Amérique du Sud via l’Italie et l’Espagne franquiste, impliquaient des relais institutionnels (Croix-Rouge, clergé, services de renseignement). L’accès à des archives jusqu’ici partiellement inaccessibles pourrait nourrir un travail de vérité sur la complicité d’appareils d’État – notamment argentins – dans cette vaste opération de réinstallation clandestine.

Javier Milei : transparence ou opportunisme politique ?

Le président ultralibéral et ultraconservateur Javier Milei a multiplié les déclarations fracassantes depuis son investiture. En mars 2025, il déclare vouloir « tout rendre public » et donne l’ordre que « toute la documentation existante dans n’importe quel organisme d’État soit déclassifiée ». Il affirme ainsi une rupture avec les non-dits des gouvernements antérieurs.

Mais cette volonté affichée s’inscrit dans un contexte plus large. Elle suit une rencontre avec les représentants du Centre Simon Wiesenthal et la réception d’une lettre du sénateur républicain américain Chuck Grassley concernant des comptes bancaires nazis en Argentine. Plus qu’un acte moral, l’initiative s’insère dans une stratégie d’alignement avec les États-Unis de Donald Trump et d’approfondissement des relations avec Israël de Benjamin Netanyahou.

Milei, qui cultive une posture anti-péroniste virulente, cherche aussi à instrumentaliser l’histoire. Dénoncer les complicités de Perón dans l’accueil de criminels nazis pourrait servir à délégitimer la famille politique qui a dominé l’Argentine pendant des décennies.

Un précédent peu encourageant

En 1992, le président Carlos Menem avait déjà ordonné la déclassification de certaines archives. Résultat : seuls sept dossiers avaient été rendus publics, concernant cinq criminels, avec des informations maigres. Cette première tentative avait nourri frustration et scepticisme. Le risque que l’initiative actuelle se solde par un effet d’annonce sans portée réelle reste élevé.

D’autant que, comme le rappellent plusieurs spécialistes, les services d’archives argentins sont aujourd’hui exsangues. Le gouvernement Milei, dans sa croisade contre les dépenses publiques, a licencié de nombreux archivistes et spécialistes de la mémoire. Or, sans personnel compétent pour organiser, traiter, contextualiser les documents, la « déclassification » pourrait n’être qu’un affichage sans substance.

Quels enjeux historiques encore en suspens ?

  • Quels étaient les réseaux précis de complicités locales ? L’implication de hauts fonctionnaires, de membres de l’armée, de diplomates argentins reste floue.
  • Quels liens entre ratlines et intérêts géopolitiques ? On sait que certains services occidentaux ont fermé les yeux, voire participé, à ces fuites dans le contexte de la guerre froide.
  • Combien de criminels de guerre ont effectivement transité ou vécu en Argentine ? Le chiffre de 5 000 reste une estimation.
  • Quel rôle pour les institutions religieuses ? Le nom d’Alois Hudal, évêque autrichien protecteur d’Eichmann, pourrait ne pas être le seul à émerger.

Enfin, certains espèrent que les archives pourront croiser des documents bancaires, notamment en lien avec le Crédit Suisse, et éclairer les fortunes nazies recyclées en Amérique latine.

Vers une réécriture du récit national ?

L’ouverture de ces archives pourrait aussi rebattre les cartes de la mémoire collective argentine. Pendant longtemps, le récit dominant a préféré glorifier le rôle d’asile humanitaire du pays plutôt que de regarder en face l’asile offert aux criminels nazis.

Or, les tensions mémorielles restent vives. Si Milei dénonce les complicités du passé, il a aussi marginalisé les institutions qui œuvrent pour la mémoire des violations des droits humains, notamment en lien avec la dernière dictature (1976–1983). La crainte d’un usage sélectif des archives – pour dénoncer les péronistes tout en minimisant les crimes de la junte – n’est pas infondée.

Conclusion : vérité historique ou opération politique ?

L’ouverture des archives sur les nazis réfugiés en Argentine pourrait offrir un tournant pour la recherche historique. Mais sa réussite dépendra d’au moins trois conditions : la volonté réelle de transparence, les moyens humains et techniques accordés aux institutions de mémoire, et l’indépendance vis-à-vis des récupérations politiques.

Sans cela, la promesse de Javier Milei risque de rejoindre la longue liste des gestes mémoriels spectaculaires mais creux. Entre les nécessités de la vérité historique, les attentes de la communauté juive, les jeux diplomatiques avec les États-Unis et Israël, et l’instrumentalisation intérieure, l’Argentine s’engage sur une ligne de crête. Reste à savoir si l’histoire y gagnera, ou si elle servira une nouvelle fois d’otage.

Non, Adolf Hitler n’a pas vécu en Argentine après la seconde guerre mondiale • FRANCE 24