Marque Page est aujourd’hui consacré à la musique, la poésie et la littérature avec Gaël Faye qui vient de sortir son deuxième roman Jacaranda, lequel est déjà en lice pour les prix Goncourt et Renaudot.
Également auteur, compositeur et interprète, Gaël Faye a à son actif 3 EPs et 2 albums et collabore régulièrement avec des artistes aussi talentueux que variés comme Grand Corps Malade et Ben Mazué avec qui il a composé un album à 3 voix nommé Éphémère, sorti en 2022.
S’il est connu des amateurs de hip-hop depuis de nombreuses années, le grand public le découvre en 2016 lors de la sortie de son premier roman Petit Pays qui remporte immédiatement un immense succès public ainsi que plusieurs prix littéraires dont le Goncourt des lycéens.
Comme de nombreux lecteurs, nous avons été profondément touchés par la lecture de ce livre, et avons découvert au même moment avec grand plaisir ses productions musicales. Que ce soit en chansons ou en romans, c’est toujours la musicalité de son écriture qui donne à ses mots toute leur émotion.
Qui est Gaël Faye ?
Gaël Faye est un artiste cosmopolite, né en 1982 au Burundi d’un père français et d’une mère rwandaise. En 1995, alors âgé de 13 ans, sa famille doit quitter Bujumbura, la capitale du pays, pour la France. La cause de cet exil : une guerre civile qui dure depuis 2 ans et, au Rwanda, un pays voisin, le génocide des Tutsis, tribu, dont, par sa mère, il fait parti. Il passe alors son adolescence dans les Yvelines où il découvre le rap et le hip–hop. La musique et l’écriture deviennent alors un refuge et un exutoire.
Quelques années plus tard, après l’obtention d’un master de finance, il part travailler pour un fonds d’investissement à la city de Londres. Il y passe alors deux ans puis finit par quitter la capitale britannique pour se consacrer à l’écriture et la musique. Son talent, alors, ne tarde pas à être remarqué.
En 2009, il sort un premier disque en duo avec Edgar Sekolka, Milk, Coffee and Suggar et sera révélé au Printemps de Bourges en 2011. En 2014, seul, il publie son premier album Pili Pili sur un croissant au beurre puis il part vivre à Kigali, capitale du Rwanda, avec sa femme et ses enfants et en 2016 paraît aux éditions Grasset son premier roman Petit Pays qui rencontre tout de suite un immense succès public et critique.
Petits Pays
Dans ce premier roman, l’auteur choisit comme héros un enfant, Gabriel, qui est également le narrateur de l’histoire. Cette histoire, c’est donc celle de la guerre civile qui toucha le Burundi en 1993 des suites d’un coup d’État sous fond de guerre ethnique. Cette guerre, l’auteur l’a vécue et ce n’est pas la première fois qu’il aborde ce passé traumatique et douloureux par le biais de l’écriture. En effet, de nombreuses chansons de son premier album sont consacrées aux événements dont il fut tragiquement le témoin lorsque la guerre ravageait son pays mais aussi une partie de son enfance.
On pourrait croire à tort rentrer ici dans un livre larmoyant rempli de déchirures ; il n’en est rien. Avec une poésie, une tendresse et une justesse incroyable, Gaël Faye dépeint ici la nature foisonnante de son pays, la douce langueur du quotidien, l’innocence de l’enfance et la beauté de l’amitié. Mais cette innocence sera malheureusement d’abord ternie par des conflits familiaux puis détournée par la folie des hommes.
L’histoire se déroule dans les années 90 au cœur d’un quartier résidentiel de Bujumbura, la capitale économique du pays. On y suit le quotidien de Gabriel, de sa soeur Ana, et de ses amis, un quotidien peuplé de bonheurs simples comme seuls les enfants savent s’en satisfaire ; la cueillette des mangues au petit matin, l’odeur des bougainvilliers, les après midi d’ennui, de sucre et de chaleur le long du lac Tanganyika. En arrière fond, les déchirures d’un couple, celui de ses parents. Son père est français, industriel absorbé par son métier, souvent absent de la résidence familiale. Sa mère, rwandaise et tutsi, vit quant à elle difficilement son exil dans la capitale burundaise. Réfugiée à Bujumbura car chassée de sa terre natale par les hutus, elle rêve de retrouver les siens et de fuir vers un ailleurs meilleur. Gabriel est donc métis, français, rwandais et tutsi. Des lointaines rivalités entre tribus, il ne connaît rien, hormis la tristesse qu’il voit dans les yeux de sa grand-mère et la colère qu’il lit dans les mots de son oncle.
Mais au fil des jours jusqu’ici tranquilles s’installent des couvre feux, et les élections présidentielles pourtant porteuses d’espoir attisent les haines. Les rivalités anciennes se retrouvent alors partout, jusque dans les mots des enfants, sommés de choisir eux aussi leur camp.
Dans Petit Pays, la guerre s’immisce telle un poison et s’infiltre lentement dans le regard de l’autre. Quand l’enfant joue, l’adulte pleure et la peur, elle, paralyse et tétanise tout un peuple. Au fil des pages du roman, les mots glissent, volent et dansent alors que les machettes s’abattent, comme un ouragan que rien ne laissait présager. La langue de Gaël Faye est celle de l’océan qui sépare l’adulte de l’enfant. Elle se fait parfois calme, douce et rassurante, parfois orageuse et inquiétante.
Il est difficile pour nous, européen, d’appréhender ce qu’il s’est passé là-bas, de lire ces mots comme « génocide », de lire cette violence lointaine. Mais, dans le livre, le héros, Gabriel, est également le narrateur. L’histoire est donc racontée de son point de vue et si elle n’en est pas moins douloureuse, elle nous protège, et distancie les mots d’une réalité certainement plus cruelle et indicible. Ce choix de narration, que l’on retrouve également dans d’autres romans sublimes comme La vie devant soi d’Émile Ajar ou Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur d’Harper Lee permet à l’auteur d’aborder mais surtout de raconter des traumatismes vécus durant l’enfance en sauvegardant ses émotions.
C’est en tout cas ce que réussit ici Gaël Faye, bouleversant le lecteur, tant la beauté de ses mots virevoltants résonnent, même dans la tragédie.
Adaptations
Petit Pays a été adapté en film par Eric Barbier en 2020 et en bande dessinée cette année aux éditions Dupuis dans la collection Aire Libre. Signée Sylvain Savoia aux dessins et Marzena Sowa à l’adaptation, la BD est une réussite, les auteurs ont bien saisi l’essence même de l’œuvre de Gaël Faye. Les côtés lumineux comme les plus sombres sont évoqués, notamment en fin d’ouvrage où la cruauté des hommes fait rage. Comme dans le roman et grâce au point de vue de Gabriel, nous ne sommes pas dans l’horreur pure de ces moments mais l’on y ressent toute la tragédie de cette histoire. Les seuls reproches à faire à cette adaptation – tout comme pour La Route de Larcenet – c’est de mettre des images sur des mots qui nous ont portés (ou hantés dans le cas de La Route) et de perdre la poésie et la force pure et libre des mots seuls. Et si l’on perd en poésie toute la partie heureuse de Gabriel, l’on perd aussi un peu de son insouciance.
Côté dessin, le trait et la narration parfaitement maîtrisés auraient pu être accompagnés de couleurs peut-être un peu plus chaudes et personnelles. Malgré ses défauts minimes et totalement subjectifs, cette bande dessinée reste malgré tout une adaptation réussie pour découvrir l’univers de Gaël Faye et son Petit Pays.
Jacaranda
8 ans après Petit Pays, Gaël Faye sort Jacaranda qui nous emmène cette fois sur les pas de Milan, jeune franco-rwandais dont l’écho lointain des racines maternelles ne lui parviendront qu’en 1994 par les images du génocide au journal télévisé et l’arrivée de Claude, présenté par sa mère comme étant un neveu. Ce qui pourrait être vécu comme une intrusion est ressenti par le jeune garçon comme une respiration, et très vite ce cousin lointain portant à la tête une vilaine cicatrice devient le petit frère qu’il n’a jamais eu et qu’il n’aura jamais. Quelques semaines plus tard et sans explications Claude repart là-bas, dans ce pays dont Milan ne sait rien : à ses questions ne répondent toujours que le silence et les gestes agacés de sa mère.
Le Rwanda, Milan le découvrira donc à la vingtaine, alors que sa mère le traîne à Kigali pour des affaires urgentes. Il ignore alors tout de son histoire familiale autant que de l’histoire de ce pays où le silence et les tabous sont immenses. Sa mère ne le lui a que trop répété : il ne doit pas poser de questions, ça ne se fait pas. Pourtant, au fil des années – les voyages se faisant réguliers puis l’installation définitive, il recueille auprès des siens leurs paroles comme autant de blessures qui forment ce récit, intime et bouleversant.
Entre recherche d’origine, d’identité et de réparation, Gaël Faye donne par la voix de ses personnages la parole à différentes générations en axant son récit sur les racines coloniales et politiques du génocides des Tutsis. Il donne également à voir l’impact de l’histoire de ce pays sur les hommes qui l’habitent.
Et au Rwanda, ce n’est évidemment pas une histoire mais des histoires, d’exil, de guerre, de morts mais aussi de naissances, de haine aveugle et… de justice ou tout du moins d’équilibre. Si ce second roman n’est peut être pas aussi émouvant et poignant que ne l’est Petit Pays, il n’en reste pas moins une très belle œuvre de résilience : un récit plein d’humanité, de lumière et d’espoir, où la fiction éclaire l’histoire et la console.
Petit Pays et Jacaranda sont parus aux éditions Grasset
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