Game of Thrones, série phare de notre décennie, s’est achevée le 20 mai 2019 après huit saisons diffusées sur la chaîne câblée étasunienne HBO. Faut-il encore la présenter ? Quel besoin d’ajouter encore au battage médiatique dont la série TV adaptée de l’œuvre romanesque de George R.R. Martin par David Benioff et D. B. Weiss a été la source depuis ses débuts en avril 2011 ? Par pur plaisir… non pas seulement de parler d’une bonne série, mais aussi d’interroger la portée qu’elle aura eue au sein de la très nombreuse communauté de ses spectateurs.
Au-delà d’un succès télévisuel éphémère, GoT, comme on l’appelle si familièrement, est devenue un objet commun au grand public, à la culture geek, à la critique journalistique ou universitaire. Elle a su créer des ponts au sein de la collectivité hétérogènes de ses spectateurs. Le discours critique sur la série, né dans la chambre ou le salon, là où vous dévoriez chaque épisode, a jailli sur la toile, dans les journaux, les revues, les ouvrages de sciences humaines. Il s’est nourri de la polyphonie des publics de la série, du dialogue qui s’est créé entre ces différentes sphères. C’est ce discours qui constituera la postérité de la série.
Unidivers a souhaité en recueillir une partie, aussi infime soit elle, en mêlant les propos de spécialistes à des réactions prises à chaud suite au visionnage de l’ultime épisode, le lundi 20 mai 2019. Attention, ONLY SPOILERS / COMPLET DIVULGÂCHEMENT
Les intervenants :
ARTHUR VAILLANT, étudiant en lettres, mémoire de master sur le cycle et la clôture du cycle autour du personnage de Gauvain dans un corpus à la fois médiéval et fantasy (l’œuvre de J.R.R. Tolkien), préparation d’un contrat doctoral en littératures comparées et littérature médiévale sur la question des cycles.
QUENTIN FISCHER, étudiant en lettres et cinéma, mémoire de master de littératures comparées sur l’équipe de scénaristes de Lost (J. J. Abrams, Damon Lindelof et Jeffrey Lieber, ABC, 2004_2010), mémoire de master en cinéma sur les liens entre sérialité et collectif dans The Walking Dead (Frank Darabont, Robert Kirkman, AMC, 2010-). Secrétaire de l’asso Saute-requin, spécialisée dans les cultures sérielles dans différents champs artistiques (dont Unidivers présentait la première édition du festival Serial Cultures dans un article à retrouver ici).
BRIAC PICART-HELLEC, étudiant angliciste, mémoire de master sur Les Sopranos (David Chase, HBO, 1999-2007) et Deadwood (David Milch, HBO, 2004-2006), doctorant à l’Université du Havre travaillant sur les influences de la série Twin Peaks (Mark Frost et David Lynch, ABC, 1990-1991, Showtime, 2017). Président de l’association Happy Spoilers, responsable du festival SPOILERS s’intéressant aux séries SF et fantastiques.
On remercie aussi la dizaine de spectateurs.trices de 25 à 35 ans qui, confortablement installés dans un salon après un épisode intense avec comme un petit goût de moment historique, ont accepté de nous livrer leurs réactions.
« C’est une époque qui se termine »
UNIDIVERS – La série Game of Thrones s’est achevée le 20 mai dernier après huit saisons. Globalement, votre première réaction a-t-elle été de l’ordre de la satisfaction ou de la déception ?
ARTHUR VAILLANT – Ça faisait deux ans qu’on attendait cette dernière saison, il y a donc une première satisfaction. Mais on reste tout de même sur la faim face à cette fin douce amère. Il y a beaucoup à saluer, de belles images, comme la fratrie de nouveau réunie à la fin, avant un nouveau départ qui fait écho à celui de la première saison, mais aussi beaucoup d’éléments sur lesquels on voudrait revenir. On en voudrait plus, ou, du moins, différemment.
BRIAC PICART-HELLEC – Plus j’y repense, plus je suis satisfait. Parce que plus tu laisses le final reposer, plus tu repenses à toute la série, au parcours des personnages, plus l’ensemble paraît logique. À part quelques passages peut-être, il n’y pas de moments qui ne menaient nulle part. Il y a toujours une fin, soit narrative, soit thématique. Les jeux d’écho sont effectivement intéressants. Je pense au fait que Jon poignarde Daenerys dans le cœur. C’est comme ça que Rob a été tué dans la saison 3, c’est comme ça qu’Arya tue le Roi de la nuit, c’est comme ça que lui-même s’est fait tuer dans la saison 5. Il devient le kingslayer, comme l’était Jaime. Il devient aussi comme Mestre Aemon, qui lui aussi avait renoncé au pouvoir pour rejoindre la Garde de Nuit. J’ai aussi beaucoup apprécié le développement final du personnage de Daenerys…
QUENTIN FISCHER – Pendant longtemps, je me suis dit que les scénaristes avaient placé les attentes très haut et qu’il ne leur resterait pas assez de temps pour bien terminer. Au cours des deux dernières saisons, il y a un glissement de l’éparpillement des personnages et des actions à une logique événementielle où tout le monde est rassemblé, avec le risque de se contenter d’une fin strictement spectaculaire. Pour moi, c’est le dernier épisode qui m’a fait apprécié la fin de série. Tout finit par prendre sa place assez logiquement, un peu hâtivement sur certains points, certes. Mais le discours politique, que je n’attendais plus, refait finalement surface.
« Là, ça manquait d’intrigues politiques, de jeux de pouvoir… »
UNIDIVERS – Quel discours politique ?
QUENTIN FISCHER – Tout le discours de Tyrion, selon lequel la quête du pouvoir par un individu mène forcément à sa perte. On pourrait faire un lien assez fort entre le personnage de Daenerys et de Locke dans Lost. Ce sont des personnages pris dans un trajet d’initiation qui se révèle finalement un « trajet de contre-initiation », dans les mots de Pacôme Thiellement. Alors qu’on croit voir une ascension, ils sombrent progressivement. L’idée émerge alors d’instaurer un système ne fonctionnant pas sur la quête du pouvoir par un Élu, mais où le pouvoir viendrait d’en bas…
« J’aurais presque préféré qu’ils suivent l’idée de Sam de démocratie, c’était pas mal gonflé ! »
UNIDIVERS – La construction narrative des deux dernières saisons, beaucoup plus rapide, contraste radicalement avec la lenteur, d’ailleurs souvent critiquée comme facteur de lassitude, des premières saisons. Qu’en avez-vous pensé ?
ARTHUR VAILLANT – Je fais partie de ceux qui pensent que les dernières saisons vont trop vite en besogne. Dans les saisons précédentes, le plus grand nombre d’épisodes créait une certaine lenteur, un peu de blabla des fois, mais cela laissait le temps de mieux appréhender l’intrigue et l’univers. Alors que dans les dernières saisons, on a l’impression que tout s’enchaîne au pas de course.
« C’est pas le rythme GoT »
BRIAC PICART-HELLEC – Beaucoup reprochent un rythme trop rapide sur les deux dernières saisons, des raccourcis qui sont pris. C’est comme s’il fallait que Game Of Thrones fonctionne toujours de la même façon, alors que son histoire évolue. Si tu prends l’histoire dans son ensemble, on pourrait voir un premier acte du début jusqu’au « Red Wedding » (« The Rains of Castamere », S3E9). Ensuite une nouvelle situation, un deuxième acte jusqu’au moment où Cerseï fait sauter le Septuaire. Enfin, un troisième acte à partir du moment où Daenerys arrive à Westeros jusqu’à la fin. Forcément, le troisième acte va plus vite, on va à l’essentiel. On a reproché, par exemple, que les distances aient l’air d’être compressées, alors que ce sont clairement des ellipses narratives. Je pense que les scénaristes ont voulu faire confiance aux spectateurs : « on vous a fait six saisons avant, vous avez vu des voyages, des personnages préparer certaines choses, maintenant on peut passer outre ». Il y a peut-être eu des erreurs qui ont fait apparaître ces raccourcis comme des faiblesses scénaristiques, par exemple la perte du deuxième dragon, abattu très soudainement par la flotte de Euron. L’accélération est donc à double tranchant, mais je pense qu’elle était nécessaire dans les dernières saisons.
ARTHUR VAILLANT – Cette mort choque, mais justement, elle correspond aussi à ce qu’on trouvait dans les premières saisons, où dès qu’on s’attachait à un personnage, il disparaissait dans la violence.
QUENTIN FISCHER – Au niveau narratif, il y a vraiment une convergence, et pas juste une accélération du rythme. À la fin, tous les personnages sont rassemblés. La narration les menait progressivement à cette réunion. Pour une série TV avec autant de parties prenantes difficiles à prendre en compte, la construction narrative est solide et même impressionnante. Et sur cette accélération du rythme, j’ai trouvé qu’il y avait de très bons épisodes. « The Long Night » (S8E3), est un de mes épisodes préférés, visuellement, esthétiquement. Selon moi, il n’y a pas d’autre bataille, à part peut-être celle de « Battle of the Bastards » (S6E9), qui est aussi bien menée.
« Franchement, je suis un peu dégoutée »
« Ma vie est devenue un désespoir »
UNIDIVERS – Tout au long de sa diffusion, la série a suscité énormément de réactions paradoxales. Assez unanimement acclamée d’une part, elle prête aussi le flanc à de très nombreuses attaques de la part de ses propres fans. N’y aurait-il pas tout autant d’affectif que d’analyse dans ces réactions ?
QUENTIN FISCHER – C’est très affectif effectivement. Beaucoup de gens l’avaient prévu. Des universitaires français comme Vladimir Lifschutz ou Florent Favard l’ont rappelé il y a peu, toute fin de série est frustrante. Très peu de fin de série ont suscité une adhésion complète, surtout quand il y a une telle pression sur la fin, annoncée près de cinq ans à l’avance en l’occurrence. Il y a donc énormément d’affectif dans les réactions, comme toujours, même si de bonnes critiques émergent aussi.
« Il y a eu des fins de série que j’aimais bien, et puis il y a celle-là… »
« C’est dur sur des séries aussi longues d’avoir une bonne fin, t’es toujours un peu déçu »
BRIAC PICART-HELLEC – Si on regarde aux États-Unis où ils ont vraiment une culture de la critique de série TV au fur et à mesure de la diffusion, où il y a énormément de sites et de journalistes spécialisés dans le domaine, des critiques comme Alan Sepinwall ou Matt Zoller Seitz, ont beaucoup critiqué la dernière saison avec des arguments valides. Mais, ça revient souvent à une question de subjectivité finalement. À l’inverse, Sean T. Collins a toujours défendu la série. Ses articles sont très beaux, quand tu les lis après avoir vu un épisode, ça te fait réfléchir d’une autre manière.
Si les réactions sont émotionnelles, je crois que c’est aussi parce que les quatre premières saisons ont été très glorifiées par la fanbase ou la critique, et ce malgré leurs défauts. On nous présente les premières saisons comme si c’était une œuvre parfaite et que les dernières saisons n’étaient pas au niveau. J’ai l’impression que cette idée repose sur le fait que ces saisons sont basées sur les livres, et qu’une barrière a été franchie quand la série les a dépassé dans la mesure où ce n’était plus tout à fait l’œuvre telle que la voulait George R.R. Martin.
« Le dernier épisode est hyper mou, en fait. Toutes les saisons sont hyper explosives. À chaque fois il y a des rebondissements »
UNIDIVERS – Est-ce que ces réactions très vives vis-à-vis de chaque épisode, souvent pleines de frustration, ne seraient pas dues au fait qu’à l’ère de Netflix et du binge watching, la série Game of Thrones représenterait la dernière heure de gloire d’une télévision cérémonielle, qui impose de se contenter d’un épisode par semaine en attendant la suite ?
BRIAC PICART-HELLEC – Plutôt que la dernière, je dirais plutôt que c’est la première série à avoir autant imposer son rythme de diffusion. Même une série comme Lost, extrêmement populaire, n’était pas regardée par autant de monde en même temps. Pour une œuvre relevant de la fantasy, c’était inattendu qu’elle ait autant de succès auprès de différents publics, y compris à un niveau générationnel. Ça montre que c’est possible, et ça crée un creux pour qu’une nouvelle série le fasse.
« Clairement, la seule chose que je vois dans cette fin de série c’est ‘on prépare la suite les gars' »
UNIDIVERS – Beaucoup de rumeurs de spin-off circulent, il y en aurait cinq prévus ?
BRIAC PICART-HELLEC – Il y en avait bien cinq prévus : l’un d’entre eux qui n’a pas été pris, deux qui sont en développement, et un dont le pilote est en tournage, avec Naomie Watts. Ce dernier aborderait la Longue Nuit, 10 000 ans avant l’histoire qu’on connaît, la première fois que les Marcheurs blancs sont apparus et que le Mur a été érigé.
Teaser non officiel diffusé sur la plateforme YouTube.
« T’as de quoi faire des spin-off à tire-larigot là-dessus ! »
« Ça répond pas à beaucoup de questions : tout ce qu’il y a au-delà du mur, les Enfants de la Forêt, les pouvoirs de Bran, Essos et tout ce qu’il y a autour… »
« Sur Aegon le conquérant t’as moyen de faire un truc aussi, sur la création des sept royaumes »
« Les spin-off ça fait peur, généralement c’est un peu en-dessous de l’original »
UNIDIVERS – Quelle partie de ce monde vous intéresserait ? La suite des aventures d’un personnage connu, ou un autre espace-temps ?
ARTHUR VAILLANT – Je fais partie des publics bienveillants : je suis assez preneur de tout. Il y a cette idée qu’on en veut toujours plus, que tel fil n’a pas de fin… Essos, Drogon en liberté, l’île de Naath…
BRIAC PICART-HELLEC – Selon moi, ce serait plus intéressant d’aller vers des personnages différents. Ce serait peut-être le moyen d’adopter une autre narration. Game of Thrones était une série avec beaucoup de personnages et d’intrigues différentes, mais ça pourrait être intéressant d’explorer Westeros différemment.
QUENTIN FISCHER – Personnellement, j’ai du mal avec la logique de franchisation des séries, qui est devenu un procédé systématique. Comme si chaque chaîne ou chaque réseau devait avoir sa franchise qui serait sa vache à lait… Ce qui m’intéresse, c’est de voir une bonne série, que ce soit dans un même univers ou pas.
« Après faut voir la fin des bouquins »
« Il va devoir changer la fin dans les livres, sinon les gens vont pas être contents »
UNIDIVERS – George R.R. Martin doit à présent achever son œuvre romanesque, alors que la série a déjà proposé une fin à l’histoire. Que penser de cet exercice de réécriture ?
BRIAC PICART-HELLEC – George R.R. Martin apprécie beaucoup la série et il a d’ailleurs donné des points d’intrigue aux showrunners, mais pas le chemin pour y arriver. Il se dirige donc vers une fin semblable, mais ça lui permet certainement de faire un premier test et, éventuellement, d’envisager différemment la trajectoire. On sait qu’il n’a pas du tout apprécié les fins de Lost ou Battestar Galactica et qu’il ne voulait surtout pas d’une fin comme ça. Finalement, il se retrouve avec une série dont la fin divise aussi. Il va certainement faire attention à tous les points qui ont pu diviser les spectateurs sur les dernières saisons pour essayer de faire mieux.
QUENTIN FISCHER – Le rythme sera sans doute plus en phase avec ce qui a été fait auparavant. Comme il l’expliquait dans son blog, il a encore l’équivalent de 3 000 pages à écrire. Il va sans doute prendre le temps d’amener une fin beaucoup plus construite. Mais c’est lié à la différence entre une série TV et un roman. À l’écrit, il peut raconter ce qu’il veut. L’imagination n’a pas de limites de budget.
« La morale de l’histoire : vaut mieux être handicapé et finir roi qu’être roi et finir handicapé »
« Ils vont devoir mettre des accès PMR dans tout King’s Landing, ça va faire un sacré chantier ! »
« Je serai juste triste parce qu’on n’entendra plus la musique des Lannisters »
https://www.youtube.com/watch?v=ECewrAld3zw
Immortalisée par son générique bien connu, la bande originale de Game of Thrones, composée par Ramin Djawadi, présente de nombreuses richesses. Outre le morceau de bravoure télévisuelle de la fin de « The Long Night » (S8E3), une vingtaine de minutes d’images et de musique, sans la moindre parole, la chanson « The Rains of Castamere », qui revient à plusieurs moments clés de l’histoire et reste souvent dans la tête du spectateur, illustre, après le générique de Twin Peaks ou « Laura’s Theme » d’Angelo Badalamenti, à quel point la sérialité télévisuelle se construit aussi à partir de la musique.
« Coucou ! Concernant GOT, quelles sont mes impressions sur la fin ? Un peu comme après la fin d’une relation. Dix ans d’attente et de suspens pour cette série qui nous aura fait rêver et dont la fin est peut-être un peu précipitée, mais peu importe ce qu’elle aurait pu être, ça reste une fin, ce qui me laisse mélancolique »
FIN ?