Georges Guitton, dans un ouvrage paru aux PUR, intitulé Rennes, de Céline à Kundera, revisite par l’anecdote et l’enquête l’histoire littéraire de la capitale bretonne. On découvre le petit Ricœur allant s’informer de l’actualité mondiale, écrite à la craie, sur le parvis des locaux de L’Ouest-Éclair ; Céline écrivant sur les quais de Vilaine son premier texte littéraire ; Jean Genet à la dèche à Rennes comme à Paris… Une promenade rennaise disponible en librairie le jeudi 25 février !
Attendions-nous vraiment celui qui écrirait, à la suite d’Eugène Sue, les mystères de Rennes ? Peut-être. Il y a quelques mois, Unidivers avait posé les bases d’une courte série sur les liens entre la métropole et les écrivains. Le constat accouchait plutôt d’une déception : Rennes était loin d’être une fête. Et il reste inutile de vouloir à tout prix lui créer ex nihilo une histoire littéraire.
On peut donc se demander quelles sont l’utilité et la légitimité de l’ouvrage de Georges Guitton. La préface de l’écrivain Philippe Le Guillou commence d’ailleurs ainsi :
Une forme de fatalité pèse sur Rennes, non seulement elle n’a pas donné d’écrivains, comme Paris, Rouen, Nantes, ou tant d’autres, mais l’Histoire enseigne que les écrivains qui la connaissent ou qui y ont résidé la maltraitent souvent, avec ingratitude et injustice sans doute, et j’avoue volontiers me ranger parmi eux. (p. 9)
Étrange amorce que le reste du texte tend à gommer. La dernière phrase de Philippe Le Guillou en dit long sur la raison d’être du livre :
Et la leçon que veut nous donner Georges Guitton est peut-être celle-ci : le simple passage d’un auteur en un lieu – en une ville – ne s’apparente-t-il pas déjà à une forme d’écriture ? (p. 10)
L’ancien rédacteur en chef du quotidien Ouest-France et de la déroutante revue Place Publique a conscience des écueils d’un tel travail. Pourquoi faire l’histoire littéraire d’une ville qui n’en a guère ? Pourquoi ? Tout simplement, par amour de l’histoire, de la littérature et de la ville de Rennes. La passion de Georges Guitton, heureusement, s’avère communicative. Si la métropole ne compte guère de reliques littéraires, l’auteur s’attache à combler ce vide, par l’imagination, par le fantasme, arguant qu’il suffit :
D’un récit pour que l’insignifiance, au sens propre, du tissu urbain se mue soudain en gravure héroïque, sublimant la morne litanie des façades. (p. 16)
Résultat, ce Rennes des Écrivains se lit comme un roman. Les dix chapitres, consacrés respectivement et dans l’ordre à Céline, Ricœur, Jean Genet, Duhamel, Emmanuel Levinas, Herbart, Leduc, Robert Merle, Kerouac et Milan Kundera, s’avalent d’une seule traite. Les enquêtes menées par Georges Guitton sont impressionnantes, voire, par moment, un brin excessives : il a par exemple retrouvé, un demi-siècle plus tard, le Jean-Marie Noblet dont Kerouac fait le portrait dans Satori à Paris ! L’écriture, fluide, ne manque pas de truculence et d’esprit.
Le grand mérite de cet ouvrage revient à créer un équilibre entre la nécessité du fantasme et le refus de la sacralisation. Du reste, Georges Guitton abat quelques mythes sur son passage. Genet n’aurait jamais rencontré le condamné à mort Maurice Pilorge, exécuté à Rennes en 1939. Kerouac a complètement fantasmé l’épisode du train vers Brest et l’arrêt en gare de Rennes. La contrepartie de cette entreprise de vérification post-mortem ? Le ton de l’écriture n’évite pas de loin en loin une certaine désinvolture. Kerouac, surtout, est traité avec cette légère condescendance que l’on réserve à l’alcoolique, alors que ce triste vice n’éclipse pas son œuvre terminale et les projets menés à la fin de sa vie (voir ici les perspectives intéressantes que l’auteur de Sur la route ouvre sur Rennes) :
Les historiens apprécieront cette notice partiale et noircie de vieille idéologie. Elle témoigne du côté disons-le « réactionnaire » de Kerouac. Le beatnik à la vie déglinguée, devenu le parangon de la contre-culture, n’est pas celui qu’on croie. Il abhorre ces hippies dont il a pourtant inspiré le mode de vie et prend nettement position à cette époque en faveur de la guerre au Vietnam. Son Rennes d’opérette semble droit sorti des récits royalistes qui courent depuis le siècle précédent et des aigreurs basses-bretonnes habituelles à l’encontre de la lointaine capitale régionale, jugée affreusement jacobine, militaire, judiciaire et policière. On n’est pas « Sieur de Kerouac » pour rien ! Haro sur la République, tenons notre rang ! ( p. 152)
Le Jack Kerouac des années 60 perçoit l’écriture comme « entreprise de rédemption » : l’empathie semble nécessaire pour capter le personnage. Car « comprendre, c’est déjà aimer », comme le dit si bien Bernanos. Le reproche inverse peut être fait à propos de Robert Merle. Georges Guitton affiche clairement ses préférences :
Je sais que derrière ces deux fenêtres l’écrivain Robert Merle s’épuisa à écrire La Mort est mon métier au seuil des années cinquante. À chaque fois, des images surgissent, l’impression d’être dans la mansarde, le stylo Mont-Blanc à la main sur une page noircie d’écriture… (p. 16)
A certains endroits, Georges Guitton fait preuve d’une perspective critique salutaire, notamment concernant la récupération post-mortem du philosophe Paul Ricœur par les institutions politiques. Le chapitre sur Kundera a le mérite d’exhumer des archives remarquables ; le récit de la rencontre entre l’écrivain tchèque et la journaliste Viviane Forrester est tout simplement hilarant :
Puisque Kundera nous invite à rire, pouffons avec lui quand, dans ces années-là, il se gaussera sans la citer de cette journaliste littéraire venue l’interviewer chez lui. Enflammée, elle lui a confié désirer apprendre le tchèque. Étonnement de Kundera : « Quelle drôle d’idée ! ». La dame l’éclaire : « J’aimerais tellement connaître votre langue pour lire Kafka dans le texte. » Risible ignorance quand on sait que le Praguois Kafka a écrit toute son œuvre en allemand ! (p. 162)
Comme nous l’avions remarqué dans notre article sur Kundera, la tentative de présenter le séjour rennais de l’écrivain tchèque comme, non seulement positif, mais en plus sacralisé, demeure un paradoxe. Georges Guitton évite ce problème, mais ne cite pas l’article de Bernard Hue De Bohême en Rhénanie. L’aventure bretonne de Milan Kundera. Etude qui permet de répondre à ceux qui voudraient légitimer l’histoire littéraire de Rennes que Kundera a vivement critiqué à travers sa notion de kitsch : réduction d’une chose à un statut univoque.
Cette agréable lecture comporte surtout un intérêt primordial : le fond historique sur lequel se déroulent ces courtes biographies. Quel plaisir de voir se profiler dans notre esprit le Rennes des années 20, 30, 40, 50 et 60. Ricœur évoque la rue de l’Alma prolongée, ce quartier populaire où vivait sa future épouse, les « champs à quelques centaines de mètres ». Céline habite le rez-de-chaussée gauche du 6 quai de Richemont, dans cet immeuble haussmannien en bordure de Vilaine qui appartenait à l’ancien maire de Rennes Jean Janvier. Sa fille Colette sera baptisée à deux pas, à l’église Saint-Germain. L’itinéraire rennais de Kundera fait revivre la librairie Les Nourritures Terrestres, rue Hoche, tenue par Yves Bertho et les sœurs Denieul. L’emprisonnement de Levinas à Rennes nous conduit sur les vestiges du camp de la Marne, près du boulevard Mermoz. Le pari de Georges Guitton de « nourrir l’infini bavardage » sur la ville est donc réussi. La déambulation urbaine gagne en profondeur et s’invente des fantômes. Rennes brûle-t-elle ? Elle brille déjà un peu plus.
Rennes, de Céline à Kundera, Georges Guitton, préface de Philippe Le Guillou, février 2016, Presses Universitaires de Rennes, février 2016, 183 pages, 18 €.
La photo de Une est issue des archives de Rennes. Elle a été prise en 1930, Quai Lamartine, Nouvelles Galeries.