L’Oulipo, « Ouvroir de la Littérature Potentielle », est ce mouvement littéraire fondé en 1960 par Raymond Queneau et François Le Lionnais, bientôt rejoints par Marcel Duchamp, Georges Perec, Jacques Roubaud, Marcel Bénabou, Italo Calvino, plus tardivement par Anne Garréta, et quelques autres, dont Hervé Le Tellier, prix Goncourt 2020, tous attachés à œuvrer dans une sorte d’atelier permanent d’expérimentation littéraire. Un essayiste américain, Davis Bellos, fut le premier, en 1993, à consacrer à la figure du plus lu des « Oulipiens », Georges Perec, disparu il y a 40 ans, une magnifique biographie comme savent les faire les écrivains d’outre-Atlantique : Georges Perec : une vie dans les mots.
Les « Oulipiens » jouent des concepts mathématiques appliqués aux lettres, se créent des contraintes lexicales (comme le lipogramme, c’est-à-dire la disparition d’une ou plusieurs lettres, dont Perec se régala), s’amusent de jeux syllabiques, « recyclent » et détournent mots et citations littéraires, créent d’infinies combinaisons de phrases ou de vers pour en démultiplier le sens (comme les épatants Cent mille milliards de poèmes de Queneau). Bref la langue, pour les oulipiens, est un vaste meccano, se prêtant à toutes les variantes, variables et combinaisons, pour faire du langage une activité ludique et poétique par excellence.
Dans la petite bande oulipienne, Georges Perec est, avec Raymond Queneau, le plus connu de nos auteurs. Le Prix Médicis lui revint il y a un peu plus de quarante ans pour « La Vie, mode d’emploi : romans« , volontairement sous-titré au pluriel. Ce livre foisonnant, multiforme, labyrinthique, magnifique construction oulipienne, qui raconte l’histoire ou plutôt les histoires des occupants d’un immeuble parisien, a fait beaucoup pour la gloire de l’écrivain, dès lors définitivement installé dans l’histoire de la littérature contemporaine, une littérature qui sortait définitivement de la sécheresse du courant du Nouveau Roman.
Précédemment, Les Choses, roman récompensé lui aussi d’un prix littéraire, le Renaudot en 1965, avait propulsé Perec sur la scène littéraire qu’il ne quittera plus jusqu’en 1982, année de sa disparition prématurée. Perec lui-même, longtemps documentaliste et catalographe (au CNRS), et donc praticien du « Penser/Classer » pour reprendre le titre d’un de ses ouvrages, a dégagé, de la multitude de ses écrits et exercices, une typologie de son œuvre : l’écriture sociologique et énumérative de la vie quotidienne et de la ville au quotidien, avec Les Choses ou Espèces d’espaces, l’écriture combinatoire et ludique des mots croisés, des puzzles, des jeux syntaxiques et grammaticaux, avec La Disparition – un roman tout entier sans user de la lettre E – ou « Préambule« , l’écriture autobiographique avec « Je me souviens... » ou « W ou le souvenir d’enfance » – l’un des plus grands livres, malgré sa brièveté, écrit sur « le monde de l’étoile jaune » -, enfin l’écriture romanesque, ce « plaisir du faire semblant » selon sa belle formule, avec « la Vie mode d’emploi« .
Perec n’est pas que cet écrivain jongleur de mots pétri d’humour. Il est aussi un auteur pénétré d’un héritage littéraire qui affleure sans cesse dans son œuvre et la nourrit en permanence. Quant à son enfance, frappée par « l’Histoire avec une grande hache« , ce fils d’émigrés juifs polonais, très tôt orphelin (son père est tombé au front en 1940 et sa mère a disparu à Auschwitz en 1943), la fait revivre, à sa manière, dans ses écrits mémoriels, ce qui a fait de lui, également, un acteur et témoin de « l’Espèce humaine », comme a pu le faire, d’une autre façon, Robert Antelme.
L’importante et vivante biographie de David Bellos, A life in words, parue en 1993 aux États-Unis, traduite un an plus tard en France sous le titre Georges Perec : une vie dans les mots, est, avec le beau Cahier de l’Herne paru en 2016, la somme la plus importante sur Georges Perec, écrivain magnifique, émouvant, drôle, intelligent, créatif. La prestigieuse collection de la Pléiade de Gallimard a fini d’en faire, en 2017, une figure essentielle de notre Histoire littéraire.
Georges Perec : une vie dans les mots de David Bellos, version française établie à partir de l’anglais par Françoise Cartano et l’auteur, Seuil, 1997, 818 p., ISBN 978-2-02-016868-7, prix 32.50 euros.
Cinquante choses qu’il ne faut pas oublier de faire avant de mourir, par Georges Perec.