Le mal, le péché, le particulier, le singulier, la souffrance, les passions, c’est ce dont il n’est pas donné à la philosophie de parler. Son champ, c’est le général, le social, le bien, le bien commun, le bien suprême. La littérature, elle, comme le Petit Poucet, s’aventure dans la forêt du Mal peuplée d’ogres et de sorcières. (G. Joulié, La Forêt du mal, p.11)
Cette « forêt du mal » de Gérard Joulié est un texte puissamment réactionnaire. Néanmoins, on s’y perd vite dans cette forêt et, malheureusement, on finit par s’y ennuyer. Le propos aurait gagné à être plus condensé. Les paragraphes se suivent sans véritable construction et les répétitions ne manquent pas. Ils n’ont pas (et c’eut été pourtant un joli pied de nez à notre époque que l’auteur honnit) le savoureux tranchant du classicisme qu’ils célèbrent*. En outre, trop longs, ils n’ont pas le singulier net puissant éclat de l’aphorisme ; trop courts, ils ne permettent pas le développement d’une analyse un peu poussée.
Texte dense, il est aussi chaotique et saccadé comme un layon forestier, trop plein d’une virulente énergie pessimiste comme un sentier bordés de trop de ronces, le lecteur sent rapidement que l’auteur égraine son chapelet de sombres pensées sans trop se soucier de lui emporté qu’il est par cette énergie mal canalisée. Ce qui finit d’ailleurs par rendre l’idée centrale du livre assez floue, pas aussi claire en tout cas qu’il le semble paraître à l’auteur. Les écrivains anciens (Racine, Pascal, Barbey, Baudelaire… ) savaient le tragique, acceptaient le mal et préféraient le ciel « à venir » à « ce monde ». La littérature serait, nécessairement, ontologiquement, du domaine du mal (la forêt) et leurs mondes respectifs ne représentaient qu’un bien frelaté, vérolé, répugnant… Bien. Soit. Et s’il n’y a toujours, perpétuellement, « rien de neuf sous le soleil » alors pourquoi ces 309 pages d’exercices de déploration et d’anathème ? Quand le poète lui l’assume et le résume en une phrase à l’humble parure cristalline malgré l’opacité du sujet : « La littérature est l’empire du mal parce qu’il peut se dire. » **
Encore une fois, pourrait-on dire, nous assistons, un peu lassés au vrai, au combat de la littérature contre elle-même. L’évocation même des héroïques figures littéraires manque cruellement d’affection. Et c’est une affectation paradoxale de respect un peu pompeux et de mépris servile (ce que l’auteur ne visait certainement pas) qui prend le dessus.
Une critique négative seule, avec une invocation incantatoire au passé, forcément plus beau et plus fort est loin d’être suffisante. Nous pourrions ici inverser la trop célèbre phrase et dire : ceux qui n’oublient pas (un peu) le passé sont condamnés à le ressasser.
Que l’on songe à Philippe Murray qui lui, au moins, inventait des concepts enthousiasmants qui ne manquaient pas d’être irritants pour certains mais, pour le coup, il leur était malaisé de les chasser d’un simple revers de la main. Ou plus loin de nous, songeons à Armand Robin qui, sans jamais cesser d’être moderne sans jamais rien devoir au « contemporain », ne se laissa jamais glisser sur la pente réactionnaire conservatrice. Et même si c’est, certes, aussi un peu du passé du moins celui-ci n’est pas dépassé. Plus proche de nous aussi songeons à l’insensée petite merveille que nous livra Jean-Claude Albert-Weil avec son homérique chronique uchronique à l’humour noir tranchant et désespérant : L’Altermonde (avec ses trois volets Europia/Franchoupia/Siberia).
Ce ne sont là que quelques exemples de créations qui furent bel et bien basées sur l’exceptionnelle énergie d’un pessimisme anthropologique à la sombre coloration. Que nos contemporains n’aient plus une claire conscience du mal, c’est sans doute très vrai et très regrettable. Encore faut-il tirer de cette perte une analyse plus pertinente ou, à tout le moins, une création singulière, fût-elle désolante ou désopilante. Ainsi que le fit, dans le premier cas, par exemple, Dominique Quessada dans son admirable essai l’esclavemaître : l’achèvement de la philosophie dans le discours publicitaire, (Paris, Verticales, 2002 ). Ce ne sont pas les péroraisons trop volontairement « politiquement incorrectes » de Gérard Joulié qui offrirons des raisons et des arguments pour essayer d’avancer réellement et existentiellement à contre-courant.
Que les choses soient claires, a priori nous n’avons vraiment rien contre l’intelligence acérée de la pensée réactionnaire, voire conservatrice mais il y faut et du chien et du style. La cynique et stimulante pétulance d’un Murray, oui ; les répétitives ritournelles enrouées d’un Millet, non. Les exagérées tonitruances d’un Bloy, oui encore. La trop poussiéreuse chanson rance de Gérard Joulié, non plus.
N’oublions pas non plus que cette veine sombre court depuis les débuts de la Révolution française et qu’elle à très largement irrigué les lettres de notre pays. Nous avons, certainement, bien assez de matière pour nous extasier ou enrager. En outre, et Gérard Joulié le souligne lui-même avec raison ni Fénelon ni Baudelaire n’aurait pu imaginer le monde qui est le nôtre. Alors de deux choses l’une, s’assumer enfin comme contemporain décalé et dégagé (plutôt qu’engagé***), dynamiquement (dynamitement ?) lucide (tel un Cormac Mc Carthy écrivant La Route) ou lumineusement sagace (tel un Bobin écrivant Les Ruines du ciel) ou bien se taire, ermite emmuré (ou enburé…) dans un très sage et hautain silence.
Si nous nous laissions aller, comme Gérard Joulié, à une sorte de prospective rétrospective nous dirions qu’il eut fallut à ce livre 200 pages de moins, moins de colère crispée et vaine et plus de détachement ironiquement solaire pour enflammer d’une saine lumière noire les frondaisons frileuse de la dense « forêt du mal ». Pourrions-nous nous permettre de conseiller à l’auteur de méditer et de vérifier cette assertion, pleine de sens, de Giorgio Agamben : un homme intelligent peut haïr son époque, il sait qu’il lui appartient irrévocablement. Il sait qu’il ne peut pas lui échapper. (…) ceux qui coïncident trop pleinement avec l’époque (…). Ils n’arrivent pas à la voir. Ils ne peuvent pas fixer le regard qu’ils portent sur elle.
Gérard Joulié, La Forêt du mal, L’Age d’Homme, Lausanne, 2012, 309 pages, 24 euros
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* À ce propos, remarquons que l’auteur sacrifie lui aussi à une mode très contemporaine (et répandue chez moult néo-conservateurs) qui consiste à écrire, contre l’usage, « de Maistre » là où il faut se contenter de « Maistre » !
** Georges Haldas, Dossier H, entretiens avec Pierre Smolik, L’Age d’Homme, Lausanne, 2012, p. 191
*** Qu’on se souvienne une fois encore (et pour toute) de la définition de l’hémiplégie intellectuelle de Ortega y Gasset…