Avec ce premier roman traduit en français Giulia Caminito nous emmène à l’aube du XXe siècle sur les collines des Marches, où vivent deux frères unis par un lien viscéral. Portraits inoubliables sur fond d’Histoire. Un des grands romans de ce début d’année.
Nous sommes à Serra de’ Conti sur les collines des Marches italiennes au début du XXe siècle. On y rencontre une famille modeste, commerçante. Ou plutôt ce qui semble être une famille et qui n’en a que l’apparence. Derrière la boutique de boulanger du père Luigi Cesare, se nouent des drames familiaux, des secrets, des non-dits, des souffrances et des liens sans amour. On y meurt jeune et la vie devient vite un combat.
Cette nécessité de lutter, Lupo, jeune garçon fier et rebelle va la comprendre très tôt. Symbole de résistance à l’absence d’amour, à une société profondément injuste, il va, comme dans un conte initiatique, adopter un loup à qui il donne le nom de Chien, et avec qui il va protéger son jeune frère Nicola, un enfant « différent », délicat, au « visage de prince », qui préfère la lecture au mouvement. « Nicola et Lupo n’étaient pas seulement des frères, ils n’étaient pas seulement du même sang, ils étaient plus que la guerre, ils étaient plus que l’anarchie, ils avaient été couvés par le monde pour exister ensemble, leurs vies devaient être nécessairement liées ». Deux garçons, aussi opposés que l’eau et le feu, survivants d’une famille maudite dans laquelle les enfants meurent les uns après les autres, où l’on « racontait que les corbeaux mangeaient à leur table ».
Au-dessus d’eux, un couvent dirigé par Zari, dite soeur Clara, née au Soudan où elle fut enlevée et vendue par des bandits. Deux garçons, une femme, trois personnages qui tissent un récit dramatique où de terribles secrets se mêlent à la guerre d’une Italie en train de se créer et de s’unifier dans de violents soubresauts politiques. Montée de l’anarchisme, semaine rouge d’Ancône, grippe espagnole, lutte des paysans contre les propriétaires terriens, tissent une toile de fond qui agite les personnages, les interroge sur les principes de la foi religieuse, de l’idéalisme politique, de la supériorité de l’idéal commun sur le bien être personnel.
Le destin individuel se conjugue avec le vent de l’Histoire en train de s’écrire. Giulia Caminito s’est inspirée de l’histoire familiale, d’un grand-père anarchiste, de la Moretta, moniale clarisse d’origine soudanaise, pour écrire ce magnifique roman, mais le romanesque de la situation ne saurait expliquer à lui seul la fascination qu’exerce sur le lecteur un récit où les secrets intimes se dévoilent peu à peu comme dans un roman policier. La construction saccadée, brisant une chronologie linéaire, oblige une lecture attentive, mais ce sont par les mots, les images, le style que l’autrice nous emporte.
Tantôt lyrique, tantôt poétique, l’écriture nous mène comme dans un conte au long des chemins escarpés des Marches, et dresse des portraits inoubliables de la famille des Ceresa, d’un père boulanger violent, d’une mère perdant la vue, à moitié folle de dévoterie, couple dément qui semble vouloir perdre leurs enfants dans une forêt imaginaire. On tâtonne avec l’autrice dans les méandres des chemins, quitte parfois à hésiter un instant avant de situer dans le temps, dans l’espace, mais les mots nous prennent par la main et on accompagne Nicola, dans sa métamorphose d’enfant à l’état d’adulte. Lui que l’« on l’appelait l’enfant mie de pain parce qu’il était le fils du boulanger et qu’il était faible, il n’avait pas de croûte, laissé à l’air libre il moisirait, bon ni pour la soupe ou le pancotto, ni pour nourrir les poules », et qui un jour allait tenir un fusil et se redresser.
Ludo et Nicola qui vont apprendre que la vie d’Homme ne fait pas de cadeaux. Personnages principaux inoubliables, personnages secondaires magnifiquement attachants, Giulia Caminito avec ce deuxième roman nous touche droit au coeur et confirme le succès obtenu en Italie par son premier roman La Grande A, dont on attend la traduction française. Avec cet ouvrage les brillantes éditions Gallmeister, qui ont sillonné depuis 15 ans la littérature américaine, ouvre leurs portes à des littératures venues d’autres continents, d’autres pays. Une ouverture réussie qui devrait être suivie par un autre roman italien, un policier cette fois-ci, début avril. On s’en réjouit déjà.