Le glanage recouvre des réalités diverses et variées. Il évolue dans l’histoire, particulièrement à notre époque. L’état de cette pratique à Rennes et dans les alentours diffère lui aussi par rapport à d’autres régions de la France. Entre pratique souterraine et tendance à l’institutionnalisation, partons à la découverte des glaneurs de l’Ouest.
Ce que le glanage veut dire…
Penser aux glaneurs et glaneuses, c’est avoir en tête la célèbre photographie de Robert Doisneau ou encore la peinture de Jean-François Millet. Ou encore : le documentaire de la réalisatrice Agnès Varda. Ces trois illustrations donnent du glanage une définition correcte : glaner signifie ramasser, au sol, les restes d’une récolte. Par extension, la pratique désigne une récupération, des reliquats comme des invendus. Il s’agit de distinguer cette action du grappillage, qui consiste à récupérer les restes sur les arbres ou les ceps. Et du chiffonnage ! On entend par là, vulgairement, l’action de « faire les poubelles » : néanmoins, le spectre s’avère plus large puisque chiffonner consiste, de manière générale, à récupérer des matériaux ou des déchets. Si le glanage est considéré comme légal – nous y venons – le maraudage, en revanche, est illicite. Tout comme, en théorie, le râtelage, qui consiste à ramasser quelque chose à l’aide d’un outil. La terminologie, plus complexe qu’au premier abord, permet de déterminer la légalité de cette pratique.
Le glanage est donc autorisé par le Code civil. Ce sont des droits d’usage, relativement anciens. À partir du moment où les restes sont tombés – par exemple de l’arbre ou de l’épi – son ramassage est donc autorisé. Le bien est appelé « meuble », par opposition à « immobilier ». Cependant, un arrêté municipal peut en principe interdire ces pratiques : en 2011, la ville de Nogent-sur-Marne a par exemple interdit le chiffonnage. Reste la question de la propriété : dans les faits, un fruit tombé sur une propriété privée ne peut être ramassé. D’ailleurs, la jurisprudence confirme le plus souvent ce principe. On peut glaner les restes, dans l’espace public ou à l’intérieur de son propre terrain. En somme, la loi stipule que l’on peut glaner, de jour, « à la vue de tous », à la main, un bien déjà récolté.
La pratique du glanage est ancienne. Son autorisation remonte à un édit royal de 1554 stipulant que « Le droit de glaner est autorisé aux pauvres, aux malheureux, aux gens défavorisés, aux personnes âgées, aux estropiés, aux petits enfants. Sur le terrain d’autrui, il ne peut s’exercer qu’après enlèvement de la récolte, et avec la main, sans l’aide d’aucun outil ». Ancienne, certes, mais pas disparue. Au contraire, on assisterait à une augmentation de cette pratique. Un rapport de l’Obsoco sur les pratiques de consommation émergentes constate, en 2012, que 40 % des Français auraient déjà pratiqué le glanage (dont 4 % de manière régulière). Les causes ? Bien entendu, l’augmentation du coût de la vie, cumulée au sentiment de crise, participe à l’accroissement de cette pratique. Mais elle représente aussi une tendance sociétale, d’ordre tant éthique que politique, où convergent le faire soi-même (ou « do it yourself »), la décroissance, l’anti-gaspillage, le déchétarisme, entre autres phénomènes. Ce modèle, qui tend à rallier les économies dites sociales et solidaires ou collaboratives, propose une alternative à la fois au concept de propriété et aux excès du consumérisme.
Rennes, choses vues…
Un samedi, entre 13 et 14 heures, sur le marché des Lices. Le ventre de Rennes s’évide, les maraîchers et autres marchands font leurs dernières ventes, les animations musicales ou politiques se terminent. C’est là qu’apparaît un deuxième marché, moins financier, plus souterrain. La tendance du glanage s’est rapidement déplacée dans le milieu urbain, particulièrement à la fin des marchés. Les glaneurs arrivent, de tous âges. Certains maraîchers disposent leurs cagettes, vides ou à moitié pleines, à différents endroits des Lices. Par exemple, au niveau de l’horloge. Là, les glaneurs ramassent, selon les restes, courges, oranges, clémentines, citrons, pommes de terre. Fruits et légumes invendus plus qu’oubliés, que le glaneur devra parfois retravailler pour enlever certaines moisissures. Une autre technique consistera à récupérer certains biens, impropres à la vente, directement sous les étals des maraîchers. Notamment le vert des poireaux, dont certains clients ne veulent pas. Du glanage idéal pour les soupes ! On croisera aussi, à la fermeture, quelques glaneurs en retrait, attendant que les marchands aient terminé de ranger leurs produits : certains poissonniers ou maraîchers acceptent de donner ou de vendre à moindre coût leurs restes.
L’édit royal de 1554 autorisait le glanage à une tranche pauvre de la population. Aujourd’hui, les choses ont cependant évolué. Élodie, étudiante en première année de licence, nous confie « glaner pour des raisons financières ». Tout comme Bertrand, au RSA, pour qui « les fins de mois sont difficiles ». Mais les glaneurs ne pratiquent pas forcément par nécessité ou précarité. Certains, en gagnant convenablement leurs vies, ne supportent pas « de voir ce gaspillage » ou sont tout simplement attirés par l’idée de récupération. Un cas intéressant : Lydia, mère célibataire, qui « peine à nourrir » ses enfants, alterne entre glanage et banque alimentaire : « si je peux me procurer certaines denrées en glanant, autant le faire par moi-même ». Le glanage, à ce niveau, se situe au croisement entre raison économique et raison éthique. D’autres raisons expliquent l’attraction du glanage sur une partie de la population. Un ami, par exemple, m’expliquait ne pas vouloir glaner compte tenu de son salaire, élevé par rapport à la moyenne française, mais se sentait, en revanche, attiré par l’idée d’autonomie en matière alimentaire. Glaner, c’est en un sens chasser. Cette recherche d’indépendance par rapport au système économique s’apparenterait presque à un néosurvivalisme « soft ».
Choses entrevues, finalement, plus que vues : les pratiques du glanage comme du chiffonnage se font discrètement. La récupération de matériaux ou déchets dans ou autour des poubelles, particulièrement. Les chiffonniers sont parfois stigmatisés comme des voleurs. Gilles, un homme d’une cinquantaine d’années, « fouillait les poubelles » en face de chez moi. « À la recherche de nourriture, mais aussi d’objets à retaper » me confie-t-il. Il a appris à ignorer les regards méfiants derrière les fenêtres. Un jour, raconte-t-il, un riverain lui a même demandé s’il était détective privé. Cette pratique, plus que le glanage, semble assimilée à une marginalité presque criminelle. Se procurer gratuitement de la nourriture passe encore au regard de la société pour une pratique tolérable. Des objets, non. Cette suspicion, liée d’une certaine manière au fétichisme de la marchandise, touche aussi, néanmoins, le ramassage de nourritures. Cueillir des champignons ou des mûres sauvages en pleine nature, voire aller à la pêche à pied, demeurent des pratiques acceptées et courantes. Le produit a une valeur d’usage : il n’est de toute façon pas destiné à la vente. Glaner un produit ayant (ou ayant eu) une valeur d’échange) peut s’apparenter, dans l’imaginaire collectif, à une forme de vol.
Rennes, le glanage en route pour l’institutionnalisation…
Ces habitudes ne peuvent pas changer sans un certain soutien des collectivités. Une mairie, par exemple, qui interdit, via des arrêtés municipaux, les pratiques du glanage ou du chiffonnage, ne participera pas à l’évolution des pratiques de consommation émergente. Rennes, en la matière, s’ouvre de plus en plus à ces initiatives. Il convient néanmoins de nuancer : les propositions viennent d’abord du bas. Nous avons vu que le glanage se pratiquait pour ainsi dire en privé, de manière parallèle. Sur une échelle verticale, nous pourrions parler en deuxième position de l’importance des réseaux. Sur l’agglomération lyonnaise, l’association Ondine, spécialisée dans les circuits courts, a mis en place un système de glanage organisé auprès de maraîchers bios. Lyon fait figure de précurseur : le mouvement, désormais national, des Gars’pilleurs, est d’ailleurs né là-bas. À Rennes, s’il est peu développé, il permet tout de même une forme d’entraide. Ainsi, en s’inscrivant sur une mailing-list, on peut recevoir des alertes personnelles de ce type : « J’ai l’occasion d’avoir du pain et des viennoiseries en grande quantité. Qui est intéressé ? J’habite près du cimetière de l’est ».
Dans le cadre des réseaux, la différence entre glanage et chiffonnage s’avère mince. Sous l’impulsion du développement des économies sociales et solidaires, on constate une évolution dans les pratiques, et aussi dans la loi ! Celle du 11 février 2016 relative à la lutte contre le gaspillage alimentaire s’axe sur 4 propositions : « la prévention du gaspillage alimentaire » ; « l’utilisation des invendus propres à la consommation humaine, par le don ou la transformation » ; « la valorisation destinée à l’alimentation animale » ; « L’utilisation à des fins de compost pour l’agriculture ou la valorisation énergétique, notamment par méthanisation ». Le texte interdit notamment la javellisation des invendus encore propres à la consommation et autorise des conventions entre moyennes et grandes surfaces et organisations caritatives. Les premières, en échange, sont incitées à ces pratiques de don par la défiscalisation.
C’est à ce niveau qu’interviennent les associations ou les entreprises. Un bon exemple à Rennes, concernant le glanage, serait celui de Cœurs Résistants. Cette association, dont « l’objectif est de palier aux problèmes des habitants de la rue, aux “Sans Domicile Fixe”, mais également à toute personne en situation de précarité en toute impartialité et sans discrimination », a monté une épicerie gratuite et organise des collectes et maraudes. L’association opte pour un glanage organisé en vue d’une redistribution : à l’aide d’un chariot construit par les bénévoles, ils récupèrent des produits le vendredi matin au marché de Bruz et le samedi matin au marché des Lices, des produits qu’ils cuisinent ensuite et redistribuent lors de maraudes le vendredi et dimanche soir. Pour récolter des marchandises auprès de magasins partenaires – comme le Super U Sarah Bernhardt – Cœurs Résistants passe par un intermédiaire : Breizh Phénix. Cette entreprise sociale « accompagne ses clients professionnels dans leur transition vers le tournant de l’économie circulaire, en répondant avec les solutions les plus innovantes et adaptées à leurs problématiques de réduction de gaspillage et de valorisation des déchets ».
Le glanage à Rennes s’organise, et il est de plus en plus soutenu. L’action « glanage solidaire », née dans le pays malouin, a été accompagnée par le département Ille-et-Vilaine et la chambre d’agriculture. L’association Horizons Solidaires s’est déplacée dans la métropole rennaise : des bénéficiaires de la Croix Rouge ont glané dans les jardins d’Orgères, une exploitation maraîchère bien connue dans la métropole rennaise. Pour ensuite redistribuer les produits à des associations caritatives. Il semblerait que la ville de Rennes et la métropole souhaitent porter ces initiatives. Bien entendu, elles prennent une tournure plus normative. Glaneurs, glaneuses, on vous spolie ? Oui et non. Un projet intéressant vient d’apparaître, présenté pour la deuxième saison du Budget Participatif de la Fabrique citoyenne de Rennes : les Glaneurs Rennais. Le but ? « L’installation d’une tente de glanage sous la forme d’un stand sur les marchés permettrait de centraliser les invendus alimentaires des producteurs et revendeurs et ainsi de réduire le gaspillage », dit la présentation. On sait que certaines personnes, notamment des personnes âgées, peinent à glaner aussi rapidement que d’autres. Une telle initiative, au-delà de la visibilité qu’elle apporte à la pratique du glanage, pourrait permettre une redistribution plus équitable. Vous avez jusqu’au 12 février pour voter pour ce projet. Résultat le 13…
La Fabrique citoyenne, les glaneurs rennais, c’est ici