Né en 1951 à New York, Eric Bibb poursuit une carrière musicale qui dure maintenant depuis près de 50 ans. À travers plusieurs albums, dont de nombreux parus sur les labels Stony Plain Records et DixieFrog, il s’est mis un point d’honneur à exploiter les traditions du blues et de la musique folk. Cela ne l’a pas empêché de réaliser des collaborations à l’international, ce qu’il fit notamment en 2012 avec l’album Brothers in Bamako, en compagnie du musicien malien Habib Koité. C’est dans la continuité de cette démarche qu’il nous propose Global Griot, dont la sortie est prévue le 26 octobre prochain.
Le chanteur et guitariste américain Eric Bibb est ce qu’on peut appeler un enfant de la balle. Fils de Leon Bibb, musicien et chanteur de folk renommé durant les années 60, il reçut sa première guitare à l’âge de 7 ans. C’est vers 11 ans qu’il commença à travailler son style, recevant au passage les conseils d’un ami de sa famille qui allait devenir la figure de proue du revival folk : Bob Dylan. Si sa carrière discographique commença en 1972, c’est en 1994 qu’il se fera connaître du grand public avec son premier album, Spirit and The Blues, suivi en 1997 de Good Stuff.
Même s’il est surtout connu comme chanteur de blues, la démarche d’Eric Bibb ne saurait pourtant se réduire à l’étiquette habituelle qui colle à la peau des bluesmen généralement dépeints comme mélancoliques, désespérés ou fatalistes. En effet, Eric Bibb exprime généralement un caractère placide qu’on peut également retrouver chez certaines personnalités comme Big Ron Hunter, lequel est considéré comme « le bluesman le plus gai du monde ». Il démontre surtout une philanthropie qui l’incite à aller à la rencontre d’autres cultures musicales. Cette démarche, qu’il décrit lui-même comme héritée du célèbre bluesman Taj Mahal, l’a ainsi mené à collaborer avec le musicien malien Habib Koité, qu’il a rencontré lors d’un de ses concerts à Calgary à la fin des années 90. Avec lui, il publia en 2012 un album commun, Brothers in Bamako. Lui réitérant l’invitation, il a également décidé d’aller plus loin et de partager sa musique avec celle de griots et de musiciens venus d’Afrique de l’Ouest. Ainsi fut le point de départ de son dernier album, qui est sans doute l’un des plus collectifs qu’il ait réalisé : Global Griot.
Le titre même de cet opus en dit long sur la manière avec laquelle Eric Bibb considère son art. Le terme « griot » renvoie effectivement à des musiciens et des interprètes d’Afrique de l’Ouest dont le répertoire, constitué en grande partie de contes et de chants traditionnels, est transmis de façon orale de génération en génération. À sa manière, la démarche d’Eric Bibb apparaît comme étant semblable à celle des griots, à travers sa réinterprétation personnelle des esthétiques du blues, des spirituals, des work songs et des musiques folk, constitutives du folklore américain. On ressent effectivement l’influence très forte de ces répertoires dans la composition de certaines chansons de cet album.
En premier lieu, on retrouve dans certaines chansons certains des éléments les plus emblématiques des esthétiques du blues rural : des motifs en ostinato lancinants et un jeu en slide, réalisé dans la chanson Human river par Staffan Astner, ou encore un rythme syncopé, très marqué par Eric Bibb à la guitare dans Brazos River Blues. De même, la construction des parties vocales d’Eric Bibb, dans sa gestion des montées et des descentes mélodiques, évoque immédiatement celles des bluesmen. Cet album contient, en outre, une reprise passionnée de la chanson de Big Bill Broonzy Black, Brown & White, qu’Eric Bibb interprète avec le bluesman canadien Harrison Kennedy. Contrairement à la version acoustique originale, les deux musiciens la revisitent dans le style du blues urbain, autrefois popularisé par John Lee Hooker et Muddy Waters et porté ici par une ligne de basse boogie woogie accentuée. Dénonçant à l’origine le racisme engendré par la ségrégation raciale, c’est l’une des chansons qui expriment le mieux certaines inquiétudes qui agitent Eric Bibb. Il les exprime également dans ses compositions Wherza Money At, au titre on ne peut plus explicite, et What’s He Gonna Say Today, pamphlet désignant clairement le président américain. Citons également le jeu à la guitare électrique de Staffan Astner, dont les subtiles interventions mélodiques peuvent parfois évoquer celles de Tony Joe White ou encore Mark Knopfler.
D’autres éléments exploités par Eric Bibb témoignent d’une influence certaine des spirituals et des esthétiques folk. Sa vocalité même, généralement apaisée, au timbre doux et au beau vibrato, évoque celle des chanteurs de spirituals et de gospel. C’est notamment ce qu’on remarque dans des chansons comme Send Me Your Jesus ou dans New Friends, qu’il chante en duo avec Linda Tillery, fondatrice du Cultural Heritage Choir. Il exploite également un jeu très maîtrisé de fingerpicking, procédé incontournable dans le jeu de guitare folk, qui apparaît notamment dans sa reprise du spiritual Michael, Row Da Boat Ashore. Cette chanson, écrite pendant la Guerre de Sécession, fut notamment réinterprétée pendant les années 60 par Pete Seeger et Harry Belafonte.
Si les esthétiques du folklore américain furent déterminantes dans son éducation musicale, la production d’Eric Bibb ne saurait se réduire à ces seuls répertoires. En effet, d’autres éléments intégrés à ses chansons sont directement issus des pratiques musicales des griots ouest-africains qui ont partagé les sessions d’enregistrement avec lui. Cette association donne d’ailleurs lieu à des accompagnements instrumentaux qui font preuve d’une assez grande variété de timbres, même si elle est dominée en bonne partie par les instruments à cordes. En outre, l’association du son de la kora du griot Sekou Cissokho avec celui des guitares acoustiques d’Eric Bibb s’avère très harmonieuse, et ce dès la première chanson de l’album, Gathering of The Tribes. Quant aux rythmes intégrés à ces instrumentations, elles semblent présenter parfois des moments de polyrythmie, soit une interprétation simultanée de plusieurs rythmes d’accentuation différente. Il s’agit d’un élément qui occupe une place importante dans la plupart des traditions musicales ouest-africaines. Cet album inclut également la reprise de la chanson traditionnelle Mami Wata, à laquelle Eric Bibb a habilement mêlé l’un de ses propres morceaux, l’instrumental Sebastian’s Tune.
https://youtu.be/kLfAejjSqc4
De même, l’instrumentation de la chanson Grateful comporte des éléments qui se rapportent directement aux esthétiques du reggae : des skanks en contretemps marqués par Dalton Browne à la guitare électrique, appuyés par les interventions de Stephen Stewart à l’orgue et au piano. On retrouve les mêmes éléments dans Mole In The Ground, reprise d’une chanson folk dans laquelle Eric Bibb partage le micro avec Ken Boothe, interprète jamaïcain de reggae renommé. De plus, on retrouve également une certaine résonance de la musique funk, à travers le jeu en contretemps de Kwame Yeboah (aux solos économes, mais efficaces) à la guitare électrique et le jeu très mélodique à la basse par Glen Scott sur Wherza Money At.
Avec Global Griot, Eric Bibb semble démontrer que ces réinterprétations du folklore américain et la pratique musicale des griots ouest-africains ont en commun le sens de la transmission et maintiennent des traditions anciennes qui restent aujourd’hui cohérentes. De même, les textes des chansons de l’artiste américain, pour la plupart co-composées par ses invités ou ses propres musiciens, résonnent comme autant d’invitations à la fraternité et aux échanges culturels, des valeurs toujours précieuses. Les manifestations de bonne humeur furent vraisemblablement indissociables de ces sessions de studio et témoignent de l’osmose qui a réuni Eric Bibb et ses invités. Preuve en est : la dernière chanson Needed Time, autre reprise d’une chanson folk américaine, se conclut par le rire bienveillant de Sekou Cissokho vraisemblablement adressé à Eric Bibb. De même, ce dernier a également pu compter sur son épouse Ulrika, également chanteuse, qui officiait comme choriste sur certains titres. La synthèse de tout cela : des bonnes vibrations et de l’amour avant toute chose…
Le nouvel album d’Eric Bibb, « Global Griot » (DixieFrog) sortira le 26 octobre. Sa tournée européenne passera notamment à La Bouche D’Air de Nantes le 12 mars 2019.