Voilà un livre qui a fait quelque bruit aux USA à sa parution en février 2012. Il a été publié en France, sans grande publicité hexagonale à vrai dire, en 2014. Les industriels du tabac américains et européens auraient bien aimé ne jamais voir publié Golden holocaust : origins of the cigarette catastrophe and the case for abolition de Robert Proctor.
Pour donner corps à son analyse, Robert Proctor s’est appuyé sur des rapports industriels mis en ligne et à la disposition du public depuis une dizaine d’années : les « Legacy tobacco documents ». En 1998, le « Master settlement agreement » a ainsi laissé à la libre consultation tous ces « Tobacco documents » qui révélaient les pratiques industrielles et commerciales douteuses des cigarettiers américains, eux-mêmes infiltrés dans les commissions et groupes d’études scientifiques et politiques chargés d’aider à la mise en place de politiques de santé publique.
Ces industriels condamnés sous l’administration Clinton n’ont eu de cesse, selon Robert Proctor, d’étouffer ou d’éliminer toute information sur les liens entre tabac et cancer du poumon auprès des personnels de santé ou du grand public. Déjà au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le plan Marshall avait été un moyen pour eux de répandre en Europe ce tabac blond américain (« Flue cured ») plus agréablement et plus profondément inhalé que le tabac gris et fort que les populations européennes avaient pour habitude de consommer.
La cigarette n’a cessé d’évoluer par des additifs chimiques qui furent autant d’addictifs insidieux. Et quand la radioactivité s’est mêlée au problème, la feuille de tabac retenant de façon naturelle le polonia 210 de l’atmosphère, les cigarettiers ont évité de soulever cette épineuse question et trouver un traitement qui aurait pu retentir sur les coûts de fabrication et de production.
Psychologiquement et sociologiquement, la cigarette, cette manière de drogue douce aux effets apaisants et immédiats, trouve aussi dans l’esprit transgressif et indépendant de la jeunesse un terrain d’accueil favorable que les responsables du marketing des sociétés cigarettières ont vite repéré, ciblé et exploité.
Robert Proctor lui-même a été la victime de pratiques influentes et perverties des industriels de la cigarette quand il s’est vu refuser un de ses articles sur le sujet dans le « Bulletin of History of Medecine ». Certains membres du comité éditorial de la revue n’étaient en effet pas très éloignés des intérêts de cette filière industrielle.
L’auteur utilise dans le titre un terme particulièrement fort : « Holocauste » renvoie en effet historiquement au massacre organisé d’une catégorie de population. Mais en est-il autrement en matière de tabac quand on sait, comme l’écrit Robert Proctor, que la nicotine a écourté la vie de 100 millions de fumeurs au XXe siècle, victimes (autant qu’acteurs) d’une habitude encouragée, mais aussi sciemment manipulée et aggravée par des patrons d’industrie lobbyistes et corrupteurs ?
Un livre à mettre entre toutes les mains, et d’abord dans celles des fumeurs, en ce mois de novembre sans tabac…
Golden holocaust : La conspiration des industriels du tabac de Robert Proctor, préface de Mathias Girel, traduction de Johan Frédérik Hel Guedj, Éditions des Équateurs, 2014, 704 pages, prix : 25 euros.
Robert Neel Proctor (né en 1954) est un historien des sciences américain, professeur d’histoire des sciences à l’université de Stanford. Alors qu’il était professeur à l’Université d’État de Pennsylvanie en 1999, il fut le premier historien à témoigner contre l’industrie du tabac. À l’Université d’État de Pennsylvanie, lui et sa femme, Londa Schiebinger, codirigèrent le Programme de Science, Médecine et Technologie dans la Culture pendant 9 ans. Robert Proctor créa le terme « agnotologie » pour décrire l’étude de l’ignorance ou du doute induite par la culture, en particulier via la publication de données scientifiques inexactes ou trompeuses.
Pour aller plus loin :
Deux excellents articles sur ce livre écrit par Stéphane Foucart et Olivia Recasens :
- Le livre de Gérard Dubois, Le Rideau de fumée ou les méthodes secrètes de l’industrie du tabac, Le Seuil, collection L’Epreuve des faits, 2003, 372 pages, prix : 21.30 euros, EAN 9782020537247.
- Le roman de Christopher Buckley, Thank You for Smoking publié en 1994 et traduit en français sous le titre Salles fumeurs par Yves Sarda, Paris, Denoël, 1996, 286 p., réédité en format de poche à la Librairie générale française, coll. « Le Livre de poche », 2006, 408 p. Ce livre a été adapté au cinéma : Thank you for smoking (Jason Reitman).