Soirée d’ouverture : Le Grand Jeu
Ouverture de résidence d’Olivia Grandville
Suivie d’une discussion avec Gilles Amalvi
« Si Opening night constitue le point de départ de ce travail, c’est essentiellement la mise en abyme qu’il met en jeu qui m’intéresse, en tant que récit auto-fictionnel, réflexion sur le théâtre, regard porté sur les femmes. »
Ce vendredi soir, le 4 octobre 2013, les curieux venus nombreux au Garage, rue André et Yvonne Meynier, à Rennes, ont eu le privilège de découvrir un spectacle en cours de création, suivi d’un échange entre la danseuse et chorégraphe Olivia Grandville, l’écrivain Gilles Amalvi, le réalisateur lumière Yves Godin, la scénographe Nadia Lauro et les spectateurs.
Le Grand Jeu est une œuvre en gestation, après seulement quatre semaines de répétition. Nul ne peut prédire à quoi elle ressemblera dans son état d’achèvement – si tant est qu’une œuvre chorégraphique, par définition mobile, évolutive, peut se figer en une stase.
Olivia Grandville trouve sa source d’inspiration dans le cinéma de John Cassavetes i. Son archétype féminin est incarné par sa compagne, à la scène comme à l’écran, Gena Rowlands. C’est Une femme sous influence soumise par son entourage à toutes sortes de pressions morales, de chantages affectifs qui confinent parfois au sadisme. Pour s’en sortir, pour survivre, cette femme à l’humeur changeante joue le jeu de la séduction ou, au contraire, sort les griffes. Bien souvent, elle est victime d’elle-même ; lorsque l’énergie incandescente, accumulée pour se défendre des autres, ou pour se faire aimer, finit par la brûler de l’intérieur. Elle vit dans un monde de relations très conflictuelles, mais où l’opposition des sexes, souvent clichée au cinéma, se trouble. Aussi, les hommes comme les femmes peuvent incarner (parfois tour à tour) des loups ou des agneaux. Toutefois, les hommes s’en sortent mieux, plus opportunistes, ils savent aussi tirer parti de leur position dominante dans la société. Dans cette hystérisation des rapports humains, les corps et les têtes s’échauffent vite, les langues se délient, et les interactions sociales sont ritualisées par quantités de cigarettes, verres de whisky et gifles. Certes, Cassavetes dépeint un monde assez impitoyable (en l’occurrence le monde du théâtre dans Opening night) qui fait ressortir par contraste quelques rares éclats de tendresse. Toutefois, son cinéma, explosif, défoule, purge les instincts ! Cette dimension cathartique, Olivia Grandville la fait sienne, dans une relation empathique avec le public. Elle l’exprime, par exemple, en grimaces grotesques et gesticulation crispée, dans une sorte de chaos contrôlé.
Olivia Grandville nous invite donc à une transposition d’un univers filmique à la scène. Elle s’adresse à un public que l’on peut scinder en deux catégories distinctes. Il est constitué, pour une part, de cinéphiles qui sont familiers des collaborations de John Cassavetes et Gena Rowlands, tout particulièrement sur Opening night (1977), mais aussi Minnie and Moscowitz (1971), A woman under the influence (1974) ou encore Gloria (1980). Ceux-là vont pouvoir se remémorer divers moments filmiques, tout en les vivant pour la première fois sur scène, avec un frisson nouveau, né de la rencontre entre leur propre sensibilité et la subjectivité de la chorégraphe.
Les autres spectateurs, tous aussi stimulés par la voix précipitée, haletante et les pantomimes métamorphiques d’Olivia Grandville, vont se projeter des images inédites – en couleur ou en N&B – sur l’écran de leur imagination hallucinée. À n’en pas douter, les uns comme les autres y trouvent leur compte !
Olivia Grandville présente des fragments déliés, scènes décousues, dans un entrelacement entre théâtre, danse et cinéma. Certains moments du spectacle miment des extraits de films ou nous les relatent en s’appuyant notamment sur une lecture commentée de pages d’un découpage technique.ii Rappelons qu’aucune image de film n’est montrée ! Le spectateur, avide de sens, tente de recoller ces bribes d’histoires diverses en un tout plus ou moins cohérent. Il s’évertue à retisser un fil narratif, mais ni parvenant pas, il finit par lâcher ce fil et prend alors plaisir à s’égarer. C’est l’objectif de l’auteure qui entend avant tout se servir, avec la plus grande liberté, dans un hommage iconoclaste, des matériaux filmés divers qu’elle recycle selon sa fantaisie. Elle casse le rythme, change de registre, brouille les repères avec jubilation.
D’autres scènes s’émancipent des sources filmiques et les subliment véritablement, par le prisme de la danse – danse burlesque ou expressionniste, sur une musique qui ne se limite pas aux BOs des films car une des scènes fait même entendre les Pixies !
Olivia Grandville propose ainsi, dans ce qui apparaît comme un véritable travail d’introspection, de mesurer les échos et les écarts entre Gena Rowlands – et ses déclinaisons en Myrtle (et son double maléfique Nancy), Minnie, Mabel, Gloria – et son propre personnage d’actrice, danseuse et chorégraphe.
La danseuse Olivia Grandville a accumulé au long de sa carrière des « kilotonnes de gestes empilés les uns sur les autres » et pour se libérer de ce fardeauiii, pour renouveler son approche du corps, elle aime puiser dans le cinéma, qui lui offre un autre répertoire gestuel. Elle évoque, par exemple, Les idiots (1998) de Lars von Trier et Tout sur ma mère (1999) de Pedro Almodovar, film dont le récit rappelle en outre celui d’Opening night. De plus, elle est sensible au travail de montage cinématographique – et le spectacle fait aussi référence à Godard – qui nourrit son approche de l’écriture chorégraphique.
Pour restituer la polysémie audiovisuelle de son Grand Jeu, Olivia Grandville s’est entourée de précieux collaborateurs.
L’oreille est sollicitée par des sources sonores très diverses : voix en direct ; voix enregistrée off ; bruitages ; extraits de films ; musiques de film ; rock et jazz. Nicolas Barrillot, le sonorisateur mixe ainsi une riche variété de textures et offre une spatialisation des sensations acoustiques.
L’éclairage de cette première représentation publique est très sobre, mais Yves Godin prévoit de conférer une ambiance évoquant les couleurs vénéneuses, très saturées de Opening night (ou dominent les jaunes, rouges, oranges et violets).
La scénographe, Nadia Lauro préfère pour l’instant préserver le secret de son travail en cours. Elle a seulement bien voulu nous dire qu’elle souhaite créer un trouble optique par la juxtaposition d’éléments de décor en deux dimensions et d’autres en trois dimensions. En effet, elle veut évoquer les « jeux d’emboîtement », entre la scène de théâtre et les coulisses, à l’œuvre dans Opening night.
Il aurait été également intéressant d’entendre la collaboratrice chorégraphique, Catherine Legrand, qui participe en outre au Cabaret discrépantiv d’Olivia Grandville, présenté au Musée de la danse au début de l’été.
Il reste qu’Olivia Grandville ne s’est pas exprimée sur les motivations profondes qui l’ont poussée, à ce moment de sa vie et de sa carrière, à entrer dans cet étrange jeu de miroirs avec Gina Rowlands, et c’est tant mieux ! Elle l’a affirmé, son ambition n’est « pas du tout psychologique ». On n’attend pas des artistes des confessions intimes, mais qu’ils expriment sur scène des émotions… incommunicables par les mots seuls !
Après avoir assistés, médusés au surgissement d’ectoplasmes filmiques venus s’incarner en chair et en os, il nous semble qu’Olivia Grandville s’est engagée dans un projet qui sent le souffre. Il reste toutefois difficile de savoir si cette ouverture de résidence est la première étape d’un rite de possession ou bien d’un exorcisme ! Il faudra attendre de voir les premières représentations du Grand Jeu dans sa version complète ! Il sera joué en février 2014, d’abord à Vandœuve-lès-Nancy puis à Nantes…
« John m’avait demandé d’aller jusqu’au bout, de sortir le grand jeu. »Gena Rowlands (à propos d’Une femme sous influence)
Le Grand Jeu
Conception et interprétation : Olivia Grandville
Réalisation lumière et accompagnement artistique : Yves Godin
Scénographie et costumes : Nadia Lauro
Collaboration chorégraphique : Catherine Legrand
Son : Nicolas Barillot
Production, diffusion : Raphaël Saubole
Remerciements : Stéphane Pauvret, Thierry Jousse, Alain Neddam
+ d’infos :
ici – Le musée de la danse
et ici – Le site d’Olivia Grandville
Notes
i Ce n’est pas le lieu ici de commenter plus avant le cinéma de John Cassavetes qui a fait l’objet d’une copieuse littérature. En France, sa carrière cinématographique a été suivie depuis ses débuts dans des revues emblématiques comme Les Cahiers du cinéma et Positif. Pour murir notre article, tout en évitant de multiplier trop les sources extérieures, influences potentiellement pernicieuses, nous nous sommes contentés de lire les deux textes suivants, à conseiller :
Opening night de Cassavetes : le cinéma, le théâtre et la vie de Emmanuelle Eydt, dans CinémAction n°93, le théâtre à l’écran, 1999, p. 134.
« Un personnage chargé comme une bombe… », Une conversation à propos d’Opening Night, par Bernard Benoliel, André S. Labarthe, Rafi Pitts, dans Le préjugé de la rampe – pour un cinéma déchainé –, édité par l’ACOR, 2004, p. 45.
ii Olivia Grandville se réfère à un numéro de l’Avant-Scène Cinéma.
iii Très certainement, des lecteurs de cette chronique courberaient volontiers le dos si on leur proposait de maitriser ne serait-ce que quelques dizaines de kilos de gestes chorégraphiques !