N’ayez crainte : Rennes n’est pas encore à feu et à sang. Quoique, d’un point de vue culturel, la question peut être posée. Dans La guerre civile est déclarée, Arnaud est un trentenaire rennais dont les principales caractéristiques sont d’être taciturne et borgne. Or, Arnaud a peur du monde. Du moins de ce qu’il croit être le monde. Il se nourrit d’un sentiment d’isolement couplé à un besoin de transparence ; tout en réussissant à donner le change à ses contemporains (compagne, collègues, parents).
En réalité, le personnage d’Arnaud est neutre. Difficile de le détester, difficile de l’aimer, le lecteur est souvent d’accord avec lui, mais souhaiterait échanger des arguments lors des désaccords. Mais il n’y a pas de possibilité dialectique avec Arnaud. Pourquoi ? Car, dans sa tour d’ivoire intérieure et sa position homodiégétique, Arnaud juge un/notre monde nauséeux.
Voilà, Arnaud est en lutte. Il est en lutte contre ces maux qui occupent la scène de notre culture politique : le consumérisme, les préjugés, l’ultralibéralisme court-termiste, mais aussi les vies étriquées, la bêtise normatrice… (Rien de bien nouveau sous le soleil de l’étiologie collective.)
Alors, Arnaud fomente. Ce qui se traduit par la mise en place d’un terrorisme froid personnel. Cette nouvelle forme de terrorisme – autrement dit, tous ces scénarios individuels qui deviennent œuvre collective d’une post-modernité hantée par l’angoisse du complot et la dissolution – c’est le passionnant sujet de La guerre civile est déclarée.
En pratique, cette fiction donne à voir et à entendre la dérive paranoïde d’Arnaud par laquelle il affirme sa propre impuissance. Il détruit voitures de luxe et autres engins assurés par une société d’assurance rennaise où il travaille comme manager. Des actes terroristes d’une ampleur plus que relative et qui ne risquent guère de contribuer à modifier le logiciel ultralibéral de notre société. Sauf bien sûr… si ces microterroristes se multipliaient…
On peut être quelque peu sceptique. Non sur la réalité de l’émergence d’un nouveau terrorisme – c’est une évidence. C’est même un sujet d’un intérêt crucial qui renvoie à une nouvelle forme de nihilisme postcontemporain. Dans cette politique des profondeurs, corolaire du théâtre politique apparent, l’intelligence et l’action célèbrent leur plus puissante union qui est celle de la destruction. D’ailleurs, le cheminement d’Arnaud aboutit à cette nécessaire conclusion, autrement dit son autodestruction. Non, en fait, on peut être sceptique quant à son profil psychologique. Les véritables nouveaux terroristes ne sont-ils pas des individus qui sont passés au-delà de toute idéologie ? C’est en cela même qu’ils sont nouveaux.
De son côté, après une petite dizaine de destructions, Arnaud sent que la police se rapproche de ses chausses (taille 48). Que fait-il alors ? Force de la simplicité : il commet l’ultime pirouette. Au sein d’une clairière retirée des regards, il dissout ses jours dans la terre. Triste, mais heureux acte romanesque qui a le mérite d’ajouter à l’insuffisant – et, surtout, non-nécessaire – vernis idéologique qui alimente sa conscience une… une quoi … une dimension existentielle, voire métaphysique, qui aura manqué tout au long du roman.
Le lecteur l’aura compris, dans La guerre civile est déclarée, la conscience du narrateur est peu convaincante. Les regards sur le monde, sur soi et la relation monde-soi chez un Raskolnikov, Harry White ou Meursault, par exemple, n’ont pas besoin d’être convaincants, ils sont. Raskolnikov, Meursault, Harry White ont chacun une vie psychique subvertie par une conception-vision intuitive du monde débouchant sur une action ; une situation de conscience qui fait écho au merveilleux mot des Allemands, weltanschauung. Arnaud est, quant à lui, non weltanchauung mais border-line (vaste espace psycho contemporain aux contours assez flous). Dès lors, son paysage mental apparaît ne pas coller ni à l’intimité potentiellement explosive d’un nouveau terroriste ni à la complexité du réel et de notre monde contemporain. Certes, Christophe Paviot fait tout pour banaliser l’inauthentique confusion et l’idéologie rudimentaire de son personnage par un recours à un réalisme intègre. Un réalisme qui confine à l’artifice.
Cela étant, d’un point de vue stylistique, ce réalisme prend des tours heureux avec des phrases puissantes, bien troussées, qui font mouche, à certains endroits divertissantes. L’ancrage local dans la ville de Rennes est réussi et contribue largement à la crédibilité du personnage et de son action. L’ensemble est servi par une écriture fluide et un style prometteur. Mais le traitement de la vie affective et émotionnelle d’Arnaud semblera au lecteur… inabouti (notamment l’épisode de la mort du chauffeur de train). Bref, le lecteur n’adhère pas facilement au personnage principal ou, plus exactement, le pacte se met en place dès les premières pages avant de se rompre vers la moitié du roman.
Cela n’a guère de sens de suggérer un « autrement ». Toutefois, il est vrai qu’un traitement phénoménologique de la subjectivité et l’intersubjectivité (on pense notamment à Nathalie Sarraute et au Nouveau roman) aurait pu être fécond. La neutralité y aurait peut-être gagné en puissance évocatoire. Reste qu’on lira avec intérêt le prochain roman de ce talentueux écrivain d’origine rennaise.
Nicolas Roberti
Au même instant il sut qu’il allait sauter, que rien ne pourrait l’en empêcher, et il eut le sentiment que c’était la chose à faire, que c’était bien, que c’était exaltant, et tout son corps se mit à trembler… » (Le démon, d’Hubert Selby Jr.)
La guerre civile est déclarée, Christophe Paviot, Editions Dialogues, mai 2013, 252 p., 20€
Résumé de l’éditeur
Cet homme a peur. Non pas de l’inconnu, mais de ce qu’il connaît trop bien : la tyrannie du lieu de travail, les lâchetés diverses de ses congénères, la ruine programmée de l’humanité. Pourtant, il est bien inséré dans la société. Mais en apparence seulement. Car Arnaud suffoque. Il crève de cette incandescence qui brûle ses forces : la peur. La peur qu’il veut faire basculer dans le camp adverse. Autonome. Grain de sable. Décidé à affronter, seul, les forces, les règles et les rouages de notre société. Ni ses parents, ni sa copine Estelle, ni ses relations ne peuvent soupçonner sa détermination. À Rennes, cadre urbain de ce roman de la rupture, Arnaud, depuis longtemps, travaille à son invisibilité. À son effacement. Aucune aspérité, aucun caractère distinctif. Camouflage maximum. « Je sais déjà que je vais tromper la vigilance des autorités. Elles pourront bien me traquer. Je suis invisible. » La grenade est armée, la goupille est chaude dans sa main, le décompte est entamé.
Biographie
L’auteur Christophe Paviot est né en 1967 près de Rennes. Il a déjà connu plusieurs vies : il a failli devenir pompier comme son père, a travaillé comme docker dans le port de Valparaiso, puis dans une ferme de crocodiles en Australie. Il est aujourd’hui directeur artistique dans une grande agence de publicité parisienne.
Extraits :
Arnaud ne participe jamais aux manifestations, camouflage maximum, Estelle ne l’a jamais vu prendre part en faveur d’un camp ou d’un autre. Il peut s’arrêter pour regarder passer une manif, mais ils ne défilent pas, il ne croit que partiellement au pouvoir de la rue, et sa méfiance lui interdit toute forme d’exposition, à tel point qu’il regrette encore son intervention en famille, pendant le dîner de Noël, oui, ça le travaille toujours. Arnaud ne compte sur personne, il estime que les Français se sont laissés endormir par leur culture constitutionnelle depuis qu’ils ont acquis la république, par ce qu’il pense avoir atteint le meilleur compromis. Alors ils s’inclinent et leurs manifestations ne revêtent qu’un caractère culturel, ce n’est plus qu’un vernis. Voilà ce qu’il croit, mais il ne s’épanche pas sur le sujet, il s’en tient à son immersion.
Arnaud est dénué d’esprit de vengeance, il y a simplement urgence. Il s’en veut.
J’ai vingt-huit ans et à ce jour, je n’ai encore jamais jeté le moindre papier par terre, et quand le vent chasse les déchets que je balance dans une poubelle publique, je me baisse, je ramasse le truc et je recommence autant de fois que le vent me l’impose. On peut apprécier l’ordre et aimer semer le désordre.
Écrasé, je n’en peux plus de me sentir écrasé par la hiérarchie. Les allusions au pouvoir, la menace larvée, les injonctions, tu ne peux pas répliquer, sourie, c’est déjà être arrogant. On te fait comprendre la proximité du néant, la proximité du chômage, on te fait comprendre ta dépendance, que tu aies des enfants ou non, des prêts à rembourser ou non. On te dit qu’il y a du monde dehors, que tu seras remplacé dans l’instant, effacé d’un revers de la main comme les épluchures d’une gomme. (…) Bien sûr que j’ai envie de leur enfoncer la gueule dans le mur, de piétiner leurs pompes cirées de graisses rares, de leur tordre la nuque, ce carré de peau grumeleuse aspergée de parfum aux aromates lointains. J’ai très envie de les tenir en respect, de m’approcher d’eux pour bien leur montrer la distance qui nous sépare. Mais les codes de la peur et mon confort me l’interdisent alors qu’au fond je vis dans l’inconfort. Alors on trouve un chemin, on se sert, on prend ce qui s’offre à nous, la réponse est simple, immédiate, on détruit ce qui est à notre portée, on défonce la machine, pour que ruisselle enfin la peur dans l’autre camp.
Je suis comme ces jeunes voyous qui ne braquent pas, qui ne rayent pas les Ferrari. Face à un homme, peu importe lequel, il me semble que je suis désamorcé par de vagues notions de respect, je vois cette humanité en lui, je sens sa trajectoire. Et je me contente de voir, d’imaginer mon poing qui s’enfonce dans son foie, je vois ses jambes fléchir, et mon poing qui recommence, qui cogne dans la région de la mâchoire, je vois tout ça, mais je ne le fais pas, l’imaginer c’est déjà le vivre. Je suis stoppé par le bouclier de mon éducation. Et j’en veux à mes parents de m’avoir enseigné le respect de l’autre, la tolérance, et toutes ces conneries qui font de moi un rat frustré, qui salope les vies en secret, à la lisière de la lâcheté. Je suis condamné à la clandestinité, je n’ai aucun charisme, pas le moindre sillage. La méfiance et la prudence me tiennent en rappel au-dessus de mon propre chaos.
Ils sont trentenaires, ils sont graphistes indépendants, ils gèrent des portefeuilles pour des instituts bancaires, ils sont spécialistes du chaud et du froid pour des boîtes implantées dans le secteur de la distribution d’énergie, ils bossent dans l’immobilier, et sont parfois hôtesse de l’air. Ils se trouvent intéressants, estiment jouir d’une position confortable, ils ne sont que la chair à canon de l’économie mondiale. Et je suis comme eux. Depuis que l’industrie est morte dans ce pays, la misère s’est déplacée du secondaire au tertiaire. L’essentiel de la violence salariale se situe désormais dans les bureaux. Ces postes enviés il y a trente ans ne sont plus que des lésions dans le corps de la société, des crevasses enduites de frustration et d’ennui.