L’Histoire est la matière des livres d’Eric Vuillard. La guerre des pauvres s’inscrit dans l’Histoire des peuples et de ses révoltes, celles des miséreux, pauvres et meurt-de-faim, paysans, ouvriers et manants. Ceux-là que les rois et monarques pressurent et asphyxient de leur pouvoir absolutiste et économique, avec la gabelle, la taille ou la corvée. La France voit ainsi se soulever les Bonnets rouges de Bretagne ou de Bourgogne, les Tars Avisés du Bas Limousin et du Quercy, les Pitauds d’Angoumois et de Saintonge, les Croquants du Périgord. À l’extérieur du Royaume de France, à ses frontières ou presque, d’autres révoltes sont apparues, innombrables. L’une d’elles fut la guerre des paysans allemands, en 1525, d’abord d’origine religieuse puis économique et politique. C’est à cette révolte-là que s’est intéressé Éric Vuillard qui en a fait le sujet de son dernier livre, La guerre des pauvres, avec cette manière bien à lui, vive, nerveuse, puissante, sans apprêt ni temps morts, sobre et captivante.
Posons le cadre : dans la première moitié du XVIe siècle, de nouveaux courants protestants radicaux se font jour dans le Saint-Empire romain germanique et jugent que le protestantisme établi par Luther ne va pas assez loin dans la pureté du christianisme biblique. Un homme en particulier est à l’origine de ce radicalisme religieux, Thomas Müntzer, prêtre et orphelin dont le père fut pendu, ou peut-être brûlé, sur l’ordre discrétionnaire d’un comte et seigneur local tout puissant. Le sentiment de l’arbitraire, du despotisme et de l’injustice allait naître, déjà, dans l’esprit du tout jeune fils.
Un demi-siècle auparavant naissait ce qui allait donner un formidable élan à la diffusion du savoir : l’imprimerie née du plomb fondu, « cette pâte brûlante qui avait coulé depuis Mayence sur tout le reste de l’Europe », et qui allait mettre la Sainte Bible, imprimée et démultipliée, entre les mains des clercs, prêtres et pasteurs, mais aussi sous les yeux du « petit Thomas Müntzer qui grandit ainsi avec Ézéchiel, Osée, Daniel ».
En 1520, après des études de théologie à l’Université de Leipzig, Thomas fut nommé prédicateur à Zwickau, à l’église Sainte-Marie, d’abord, lieu de culte des riches patriciens locaux, à Sainte-Catherine, ensuite, l’église de « la plèbe, des pauvres tisserands, des mineurs, de leurs femmes, de tous les misérables de Zwickau ». « Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses », lance-t-il très vite. Les mots sont forts. Ce sont ceux de l’Évangile qu’ouvriers et gueux entendent du haut de la chaire ecclésiale. « Pourquoi le Dieu des pauvres était-il si bizarrement du côté des riches ? » persiste à dire le jeune Thomas.
L’idée n’était pas nouvelle : deux siècles auparavant, en Angleterre, un certain John Wyclif proférera des paroles qui mettront sens dessus dessous l’administration papale. Pensez donc, ce Wyclif prônait la traduction de la Bible dans la langue du pays –« Traduire la Vulgate en anglais, quelle horreur ! » – ce qui entraînera, affirmait-il, la suppression du corps des prélats devenus inutiles. Cette graine de prêtre révolté prêchait aussi pour la désignation des papes par tirage au sort, pour la condamnation de l’esclavage, pour la pauvreté évangélique dans les rangs de tout le clergé, enfin, et ce n’était pas la moindre de ses folies, pour l’égalité entre les hommes ! Wyclif fut suivi d’autres prédicateurs du même ton outre-Manche: Wat Tyler, John Ball, William Merfold.
À Prague aussi, la dissidence bousculera l’autorité papale : Jan Hus prêchera « la désobéissance, l’amour, la prière, même pour les ennemis du Christ et tonne que le repentir ne passe ni par l’argent des indulgences, ni par la violence des croisades, ni par le pouvoir des princes ».
Et c’est à Prague précisément, que Thomas Müntzer va lui aussi prêcher, là où vingt-cinq ans plus tôt, sous l’influence de ce même Jan Hus, « on avait remisé le Purgatoire, révoqué les péchés mortels, renié la monarchie pour le seul règne de Dieu ».
Que de beaux exemples à suivre pour Müntzer dont les prêches seront de la même tonalité, bouillante et rebelle. « Il veut la peau des puissants, il veut en finir avec la pompe et ce luxe de chien », écrit Éric Vuillard.
L’écho de la parole du jeune prédicateur de Zwickau lui vaudra de vivre une existence d’errance qui allait être son lot sa vie durant, repoussé de ville en ville par les autorités, religieuses ou laïques. Après Prague, il prêchera à Allstedt où il écrira sa véhémente « Protestation », cherchant à « convertir Juifs, païens et Turcs », dans une église où il dit la messe et s’adresse aux fidèles en allemand, comme le fit John Wyclif deux cents ans plus tôt en Angleterre. La foule est là, qui vient entendre une parole biblique enfin compréhensible de tous, portée par ce prêtre dissident qui monte peu à peu dans les degrés de la violence contre les puissants et monarques, profanes et religieux, tous ennemis du peuple, le vrai, celui de « l’homme ordinaire », celui des « pauvres laïcs et paysans » qui doivent « TUER LES SOUVERAINS IMPIES », pas moins !
Oui, Müntzer est violent, oui Müntzer délire. […] Les exaspérés sont ainsi, ils jaillissent un beau jour de la tête des peuples comme les fantômes sortent des murs
écrit magnifiquement Éric Vuillard.
Printemps 1525 : la guerre des paysans commence, en Souabe et aux alentours du lac de Constance, au Tyrol comme en Thuringe, en Saxe, en Alsace, du nord au sud, en Forêt Noire aussi. « Thomas Müntzer se détacha alors des autres prédicateurs ». La révolte n’était plus seulement religieuse, elle devenait aussi soulèvement populaire. Alors « la frange huppée de ses sympathies se mit à prendre peur. Il parlait d’un monde sans privilèges, sans propriété, sans État ». Müntzer n’oubliait pas pour autant les mots de l’Écriture, citant Daniel : « Dieu a donné le pouvoir à la communauté ». Le 12 mars 1525, Müntzer se mit en route, suivi d’une troupe de paysans en révolte. « Il allait à la guerre comme dans la Bible, dans une atmosphère de fin du monde ». « Ce ne sont pas les paysans qui se soulèvent, c’est Dieu ! » aurait dit Luther. Mais Dieu, dans cette révolte, c’est bien plutôt « la faim, la corvée, les censives, les dîmes, la mainmorte, le loyer, la taille, le viatique, la récolte de paille, le droit de première nuit, les nez coupés, les yeux crevés, les corps brûlés, roués, tenaillés. Les querelles sur l’au-delà portent en réalité sur les choses de ce monde ». Et ce ne sont pas les seuls paysans qui suivent Müntzer et son appel à vivre l’Évangile à la lettre. Tous ces pauvres et ces gueux des villes et des mines se retrouvent aussi sur le champ de bataille de Frankenhausen, face à la puissante armée de cavaliers et de fantassins de Philippe de Hesse. La victoire du souverain, « avec l’aide de Dieu » écrit-il, fit quatre mille morts. Et Thomas Müntzer, fait prisonnier, périt sous la hache du bourreau. Comme une trentaine d’années plus tôt, son malheureux père fut pendu, ou brûlé, on ne sait.
La figure de Müntzer est assurément singulière dans l’histoire des mouvements populaires. En 1850, Friedrich Engels dans son ouvrage La Guerre des paysans en Allemagne en a fait le héros d’un « communisme primitif précurseur du communisme scientifique ». Et selon l’historien Ernst Bloch, dans son étude de 1921 intitulée Thomas Müntzer, théologien de la révolution, l’homme est présenté « de façon essentielle comme un communiste doué d’une conscience de classe, révolutionnaire et millénariste ».Dans L’Œuvre au noir, en 1968, Marguerite Yourcenar évoquait déjà le personnage de Thomas Müntzer. En 2019, Éric Vuillard nous en restitue également, et admirablement, la figure et le parcours. Nul doute aussi que son récit trouvera écho dans une certaine actualité…