La blancheur moelleuse de l’oubli, Gustavo Rodríguez et les Sept Mercenaires

lima gustavo rodrigez
Lima, capitale du Pérou

Eufrasia Vela et les Sept Mercenaires de Gustavo Rodríguez est paru aux éditions de l’Observatoire en août 2024. Avec tendresse et drôlerie, l’auteur péruvien raconte le road-trip d’attachants vieux fourneaux et de leur aide-soignante

On connaît la célèbre assertion d’Albert Camus face à la mort, ou plutôt face à la vie problématique : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide ». Le romancier péruvien Gustavo Rodríguez a peut-être lu l’œuvre de notre Nobel 1957, mais il est surtout sensible à cette question majeure de nos sociétés, en mal de législation ou de légifération : le suicide assisté, autrement dit l’euthanasie, mais l’on sait le tabou ou la retenue qui entoure ces termes, c’est pourquoi on – ici le romancier – parlera plutôt de « aide à mourir », « aide à la fin de vie » et finalement « mourir dans la dignité ». Et Gustavo Rodríguez le fait à travers l’histoire d’une aide-soignante exemplaire, à tous égards, Eufrasia Vela, qui a la charge de plusieurs vieilles personnes successives qui remettent leur destin entre ses mains. Roman passionnant à plus d’un titre, et d’abord par la vigueur d’un style à mi-chemin entre le documentaire et l’envolée littéraire. L’ayant lu avec passion, et quasiment d’une traite, il nous plaît ici d’en recommander la lecture.

Gustavo Rodríguez est un romancier péruvien, né à Lima dont il donne toujours d’éloquentes images, et que nous connaissions déjà en France par son précédent roman justement intitulé Les Matins de Lima (L’Observatoire, 2020). Ici, dans Eufrasia Vela et les Sept Mercenaires, nous sommes toujours à Lima et dans ce secteur de moyenne bourgeoisie cher à Mario Vargas Llosa, présent dans quelque page de ce récit : Miraflores. Et l’on notera que ce quartier emblématique de style colonial était aussi le cadre du chef d’œuvre de cet autre grand Péruvien qu’est Alfredo Bryce Echenique, Julius (Calmann-Lévy, 1974 ; réédité sous le titre Un monde pour Julius, Métailié, 2003 ). « Regarde des fleurs », s’il faut traduire Miraflores, et c’est d’abord la beauté de la Lima historique, capitale de la vice-royauté aux temps de la Colonie. Mais voilà qu’au début de cette histoire, doña Carmen, qui vit sa maladie handicapante dans un bel appartement sur les hauteurs, ne voit à sa fenêtre plus rien de cette splendeur liménienne définitivement cachée par le béton d’un immeuble, et l’on sait avec quelle facilité les vieilles villes succombent à l’expansion démographique et à la construction anarchique de nouveaux lieux de vie : « Lorsque le métro aérien fut enfin inauguré après vingt-cinq ans de travaux, les applaudissements occultèrent les critiques qui reprochaient à son immense verrue d’entailler définitivement la ville. »

lima gustavo rodrigez
Lima, capitale du Pérou

Et donc, Carmen vit désormais dans un lieu de mort, à l’ombre de la vie, au crépuscule de ses jours. La chute dans son grand âge entraîne une fracture de la hanche, et « de ça, on ne se remet pas », confie-t-elle à son aide à domicile, la gentille et dévouée Eufrasia. Restent les lectures et les souvenirs, sans parler des regrets :

« Doña Carmen lui avait dit que Vargas Llosa avait vécu tout près d’ici : il le racontait même dans un livre. Cette idée lui plaisait, sentir qu’elle parcourait un territoire destiné au papier, être le personnage secondaire d’une œuvre écrite par quelqu’un d’immense, de puissant, presque un dieu. »

Cette mise en abyme permet à l’auteur de témoigner au plus grand romancier encore vivant du Pérou sa dette, son admiration (vénération ?) et sa reconnaissance. Savait-il en écrivant ce livre que son idole venait de publier un ultime roman (Je vous dédie mon silence, à paraître en 2025 chez Gallimard) qui célébrait la musique péruvienne ?

Toujours est-il que les pages romanesques résonnent ici des chansons de Libertad Lamarque, de Jorge Negrete, et des rythmes de Pérez Prado, l’inventeur du mambo – « ça vous faisait remuer des hanches comme si vous aviez le diable au corps », jette doña Carmen avec tous ses regrets de vieille entravée. Qu’est-elle devenue, cette femme cloîtrée, retirée du monde ? « Un petit tas de vêtements en boule sous la couverture… Son visage était ridé comme un poing ». Au même étage, un autre personnage vit une pareille décadence (déchéance ?) douloureuse, avec sa paralysie de la face, le docteur Jack Harrison, qui ne vit que de whisky et de café au lait. L’auxiliaire de vie va, donc, entrer dans la sienne et apporter ses bons secours en usant, initialement, d’un stratagème : elle lui dit qu’elle a souvent mal dans le dos – en fait, un avant-goût de la fin introduit dans la trame du roman comme un fil de mémoire, car ce mal, finalement, réclamera à son tour à cette bonne âme, après qu’elle aura expédié ad patres tant de malades et de perclus, le secours de son infirmière de sœur et de sa médecine sédative.

La fin « aidée » des deux premiers vieux, plausible ou traditionnelle, renvoie, pour tout cinéphile, à des images connues : Eufrasia donnera la mort tant souhaitée par doña Carmen en l’étouffant sous un oreiller, et l’on ne peut s’empêcher alors de voir Jean-Louis Trintignant éteindre sous les plumes d’un coussin l’ultime souffle d’Emmanuelle Riva dans Amour, ce film aussi admirable qu’éprouvant de Michael Haneke. Quant au docteur Harrison, il s’éteindra comme Rémy Girard, le héros des Invasions barbares, terrible film de Denys Arcand sur les ravages du cancer : la mort lente infiltrée dans les veines par les bons soins d’une infirmière au bras armé de philtre délétère.

L’auxiliaire de vie, menacée de perdre son emploi – sa mission ? sa vocation ? –, entre alors en service et en uniforme dans une résidence – vulgo EHPAD (Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes) – où vivent, ou plutôt survivent, ceux qu’on appellera les Sept Mercenaires, en pensant évidemment au fameux film de John Sturges, interprété magnifiquement (son titre anglais est justement The Magnificent Seven) par Yul Brynner et Steve Mc Queen (qui succomberont l’un et l’autre au cancer). Mais cette fois, ce seront eux, les résidents excédés de vieillesse et de maux qui choisiront leur mort en ne laissant à « l’infirmière » qu’un rôle secondaire : celui de raccorder le pot d’échappement et sa vapeur mortifère à l’intérieur, dûment isolé, du combi Volkswagen où ils auront pris place.

« Avant de partir, Eufrasia lança un dernier regard au combi. Les six [entretemps l’un des sept mercenaires était mort de mort naturelle] passagers lui montrèrent leur profil, les yeux mi-clos, bougeant légèrement leur corps pour prendre la dernière position de leur vie. »

Les suicidés auront néanmoins laissé sous le siège de ce fourgon mortuaire une lettre explicative innocentant complètement l’exécutante, Eufrasia qui, finalement, connaîtra le même destin, aussi digne que funèbre.

Ce roman se lit à perte de souffle… et de sommeil. D’une certaine façon, comme un thriller. En partageant la quête de cette Eufrasia que les mauvaises langues surnommeront vilainement « Eutanasia ». Aux ultimes accents d’une prose étincelante, Gustavo Rodríguez nous sert ce morceau de bravoure qu’on peut ressentir comme un thrène, un chant funèbre tout ensoleillé (un peu comme la scène terminale de Soleil vert, le chef d’œuvre de Richard Fleischer, où Edward G. Robinson, au demeurant dans son dernier rôle, choisit de mourir dans un établissement destiné à la mort volontaire, en voyant défiler sur l’écran les images du vert paradis et de la beauté du monde tandis que la 6ème symphonie de Beethoven, la Pastorale, caresse ses oreilles où tous les bruits de la terre vont s’éteignant :

« Durant les trois petits secondes avant l’extinction finale, l’esprit d’Eufrasia fit une incursion dans la vallée ensoleillée par la fenêtre ouverte, dans la scène d’un film dont le genre restait à inventer. Le ciel était infiniment plus bleu… Sur les coteaux resplendissants qui l’entouraient… des bougainvilliers multicolores se ramifiaient jusqu’à perte de vue et des centaines de perroquets volaient en couleurs ; la rivière brillait tel un diamant pur et sur ses berges poussait une mousse lumineuse et moelleuse comme une moquette d’hôtel. »

Hanna Schygulla

Et Eufrasia s’éteindra sur l’ultime image de son œuvre bienfaisante autant que charitable, « la beauté de voir, allongés au bord de l’eau, le docteur Jack et doña Carmen converser en riant sous la lumière d’un éternel été ». Le véritable mot de la fin, la phrase éclairante sur laquelle se referme ce livre, est néanmoins « ce grand mystère qui ne serait jamais résolu ». Car on ne saura jamais vraiment si la personne qui succombe de la sorte, avec l’aide d’une bonne âme, a véritablement demandé à mourir. Et ce roman péruvien, qui sollicite tellement les images éclairantes du cinéma, nous renvoie in fine au magnifique film de François Ozon, Tout s’est bien passé, où la grande actrice Hannah Schygulla joue son dernier rôle, « la Dame suisse », celui d’une passeuse – elle dirait, elle, une « passerelle » – de vie à trépas, mais c’est bel et bien le candidat à la mort qui, dans la solitude de sa chambre de clinique funéraire et par volonté propre, boira la cigüe. Ce roman venu du Pérou est donc à verser au dossier du débat actuel sur le suicide médicalement assisté. Mais qu’en retient-on, au bout du compte ? La célébration, même jubilatoire en pareilles circonstances, de la liberté essentielle d’un Moi qui entend régir sa vie, souverainement, jusqu’au dernier soupir.

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Gustavo Rodríguez, Eufrasia Vela et les Sept Mercenaires. Traduit de l’espagnol (Pérou) par Margot Nguyen Béraud. Éditions de l’Observatoire, 2024, 282 p., 21 €

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

1 COMMENTAIRE

  1. Admirable commentaire, par son style et son érudition, d’une oeuvre bouleversante. Choisir la mort, refuser de vivre a n’importe quel prix, voilà l’ultime révolte d’êtres fragilisés à l’extrême contre un destin inacceptable et ô combien révoltant. Voilà le signe d’un grand courage, qui nous rappelle ce qu’a de déplorable l’implacable conditon humaine.

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