Le service culturel de l’Université Rennes 2 projette l’expérience immersive et sensorielle Habiter le Seuil de Marine Chesnais au Tambour, jeudi 28 novembre 2024. À mi-chemin entre documentaire et création chorégraphique, il est une véritable voyage et nous invite à repenser notre lien au Vivant. Unidivers avait rencontré l’artiste à l’occasion de sa présence à l’édition 2022 du festival Waterproof.
Juillet 2020, l’eau froide de l’Océan Indien au large de La Réunion plongée dans l’hiver. Le grand bleu, cette immensité devenue pour Marine Chesnais un seuil, un espace entre, un lieu de découverte de l’autre et de redécouverte de soi. Une rencontre avec les baleines à bosse qui se transforme en une aventure à la fois unique et universelle. Un voyage hypnotique dans les profondeurs marines qui devient un voyage chorégraphique sur la terre ferme : Habiter le Seuil, spectacle à mi-chemin entre danse et documentaire qui redéfinit notre lien au Vivant
« Habiter le Seuil c’est l’histoire d’une démarche artistique, attisée par la beauté et la fragilité de la nature, relancée par la recherche scientifique, déviée par le hasard… »
Une passion pour la mer
Tout commence très tôt, peut-être même dès son enfance dans une famille de voileux et de navigateurs. Marine Chesnais naît le 1er mai 1988 et habite sur la petite île de Groix, dans le Morbihan. Elle évoque d’ailleurs avec humour ses parents qui avaient pour habitude, quand elle était toute petite, de l’attacher au mât du bateau lors de certaines manœuvres. Danseuse de formation, la jeune femme voyage énormément ce qui l’amène à se questionner sur la mobilité et le sens de ces tournées. Des villes, elle ne voit que des terminaux d’aéroports, et des hôtels qui se ressemblent tous. Ses multiples interrogations orientent la ligne artistique de la jeune femme quand elle crée sa compagnie ONE BREATH en 2017, un laboratoire de recherche en danse bio-inspirée.
Peu à peu, les questions écologiques deviennent primordiales. Passionnée par la mer et par les rapports que nous entretenons avec la nature, elle décide de consacrer son travail à conscientiser nos manières d’habiter le Vivant. Avec sa compagnie, elle souhaite susciter un éveil perceptif qui donnerait envie de s’impliquer à sa préservation. Une compagnie destinée à devenir aussi une plateforme d’écologie culturelle, avec laquelle elle développe la notion de danse bio-inspirée dont l’origine remonte à plusieurs découvertes marquantes.
Le premier choc est celui que créé en elle la découverte de l’apnée dans l’île grecque d’Amorgos, où fut filmé Le Grand Bleu (Luc Besson, 1988). La jeune danseuse est éblouie, d’une part, par la reconnexion à la mer que l’apnée engendre en elle et, d’autre part, par la découverte de sensations corporelles qu’elle recherche en danse : la densité du corps dans l’espace, la sensation d’abandon à l’intérieur du liquide, sensations démultipliées et exacerbées sous l’eau.
Elle réalise à la même période un premier voyage pour aller nager à la rencontre des dauphins sauvages en Mer Rouge. Une approche qu’elle effectue en conscience, dans le cadre d’une démarche respectueuse accompagnée d’un travail intérieur. Cette expérience bouleverse une nouvelle fois la jeune femme. Et tout lui semble clair à ce moment. Ce désir de consacrer un futur projet à ces rencontres, d’explorer le lien qui naît au contact de l’animal, ce qu’il bouleverse, transforme et réactive chez l’homme. L’idée grandit et chemine jusqu’à se concrétiser autour d’une rencontre en apnée avec les baleines à bosse (Megaptera novaeangliae), qui devient le point de départ de sa création en danse bio-inspirée, Habiter le Seuil. Ce spectacle est un diptyque composé à la fois d’un film et d’une création chorégraphique en duo. D’un côté, le film est une tentative de donner à voir en direct l’expérience éblouissante vécue lors de la rencontre avec les cétacés. De l’autre, la pièce, devenue une infusion de ce voyage, se convertit en un propos plus général sur le rapport au vivant.
La danse bio-inspirée
Cette notion de danse bio-inspirée est née d’un voyage intérieur, nourrie par la conscience du Vivant et confirmée par sa rencontre avec les baleines à bosse en juillet 2020, période où elles viennent se reproduire et mettre bas. L’opération est réalisée en collaboration avec une association scientifique de recherche sur les cétacés. Pour ce faire, elle se rend à La Réunion, l’un des derniers endroits au monde où il est possible de se mettre à l’eau avec les cétacés. Dû aux excès des hommes qui détériorent la faune et la flore, les scientifiques œuvrent à la fermeture de ces sites.
Marine Chesnais est bien loin de ces excès. Sa démarche : porter un point de vue poétique sur cette démarche originale et comprendre comment la rencontre avec un animal sauvage indompté peut aider l’humain à se reconnecter à la nature, à recréer un lien sensible et affectif avec elle et ainsi lui donner envie de la préserver.
C’est l’histoire d’une femme qui part en » mission diplomatique » au cœur de l’océan et des créatures qui le peuplent, à la recherche d’un espace de co-création avec le Vivant.
En amont du tournage, la chorégraphe a travaillé avec des éthologues. Pour rappel, l’éthologie est une science moderne qui étudie le comportement et la gestuelle des animaux, ce qui permet la réalisation d’éthogrammes. Les éthogrammes sont des listes qui répertorient ces caractères gestuels. En s’inspirant de ces derniers, avant même de rencontrer les baleines à bosse, Marine Chesnais imagine une cartographie gestuelle ni tout à fait la sienne, ni tout à fait celle de l’animal mais dans un entre-deux. Ce langage devient alors en quelque sorte l’abécédaire pour la réalisation du film et de la création chorégraphique.
Cet accompagnement de la science lui permet d’appréhender le fonctionnement des baleines, d’essayer de reconnaître les signes qui pourraient exprimer qu’on les dérange, comment lire et comprendre ces signes. Il s’agit pour la jeune femme de réaliser non pas un projet sur de la danse avec des baleines, mais sur un processus de rencontre avec un animal sauvage dans son milieu naturel. De ces interactions dans le grand bleu naissent des improvisations dansées en apnée, qui sont filmées comme manière de recherche du duo chorégraphique.
« Tout commence par le souffle… »
Grâce à l’apnée, sa démarche prend une tournure particulière. La mise en condition du corps sans qu’il y ait de choix, l’obligation d’abandonner ses habitudes induisent un lâcher prise qui a beaucoup à voir avec les peurs humaines, mais aussi avec les habitudes en tant qu’humain. Cette « petite mort » à traverser, afin que d’autres choses puissent naître, passionne la danseuse. Et c’est bien de cet espace de vulnérabilité qui permet à l’Homme d’ouvrir ces frontières dont il est question dans cette création. « (…) au fur et à mesure de la descente, quand l’air commence à nous manquer et que devant cet animal nous ne contrôlons plus rien, qu’aucun de nos codes habituels ne fonctionne, commence alors un autre voyage. Celui d’un seuil à franchir. Celui du miroir inversé que nous renvoie l’œil de la baleine et qui nous invite à choisir comment nous souhaitons entrer en relation, comment nous souhaitons habiter cet espace entre, cet interstice entre deux mondes, dans cet environnement qui nous entoure », souligne Marine Chesnais.
C’est pour cette raison que le film est intégralement tourné en apnée, quand les films sous-marins sont généralement tournés au recycleur, équipement qui permet de recycler l’air respiré et qui évite la production de bulles sous l’eau. La jeune femme souhaite que le réalisateur et elle-même se retrouvent dans un endroit étranger avec un sentiment de vulnérabilité. Cette fragilité est importante parce qu’elle est aussi un chemin dans le rapport avec ce qui nous entoure.
Au total, dix sorties en mer entre 10 et 12 mètres sont consacrées aux danses sous-marines et dix autres aux rencontres avec les cétacées. Cette expérience hors du commun est parfois difficile à concrétiser, car les baleines peuvent être dures à apercevoir. Malgré cela, Marine Chesnais réalise trois belles rencontres avec ces animaux. « C’est tout un art d’approche et c’est ça qui m’a passionné, de ne pas volontairement aller à leur rencontre, mais de les laisser venir à soi. »
Une rencontre d’autant plus difficile que pour apercevoir les baleines, Marine Chesnais doit plonger à 20 ou 25 mètres de profondeur et avoir beaucoup de ressources physiques. Sans oublier qu’il faut malgré tout ne pas perdre de vue la finalité qui est la réalisation du film. Tout au long de cette aventure la jeune femme s’attache à trouver un équilibre entre cette recherche d’images et le mise en avant de la présence des baleines à un moment donné presque sacré. « Ce qui nous intéressait n’était pas d’avoir de belles images, mais c’était la justesse d’avoir un rapport pédagogique. J’ai découvert, en discutant avec les scientifiques, qu’il y a beaucoup de films, notamment sur les baleines ou autres, où même si le but recherché est de montrer les merveilles de la nature, au final, les plongeurs avec les caméras se permettent de faire n’importe quoi », ajoute-t-elle. « Avec Vincent Bruno, le réalisateur, on s’est dit que ça n’était vraiment pas ce que l’on souhaitait. C’est devenu en quelque sorte une invitation intérieure qui m’a complètement nourrie et inspirée et qui est aussi à la base de la création du duo chorégraphique. »
Au fur et à mesure des plongées, la jeune femme se sent de plus en plus capable de percevoir ce qui se joue dans cet espace de rencontre, dans ce seuil. « J’étais de plus en plus capable de sentir, alors c’est infime évidemment il faudrait des centaines de plongées pour être vraiment sûr, mais à sentir si j’était trop intrusive ou au contraire si j’était un peu fermée, si ces gestes étaient un peu trop violents… ». Ces détails infimes en disent long sur toutes ces nuances relationnelles. Nuances qu’elle souhaite disséquer dans sa création chorégraphique avec la présence d’une deuxième danseuse. Avec Clémentine Maubon, Marine Chesnais décrypte ce qui se joue dans cet espace, comment on le contamine, comment on se laisser toucher.
De cette manière, tout ce qui est valable avec les baleines le devient avec ce qui nous entoure, ce avec quoi l’Homme est en relation permanente. Un transfert se réalise à travers cette représentation artistique sur les rapports espèces/humains. La présence de la deuxième danseuse, Clémentine Maubon, et la disposition du public à 360° permettent à Marine Chesnais de jouer sur cette ambiguïté : qui est baleine, qui est humain ?
La création chorégraphique est accompagnée de la musique de François Joncour. Car le milieu sous-marin est loin d’être un milieu du silence malgré les idées reçues. Sous l’eau, le bruit se transmet beaucoup plus vite, tout s’entend de manière amplifiée. Le chant des baleines extrêmement puissant habite la chorégraphe pendant ces plongées. Bien qu’on ne les voit pas, leur chant s’entend et se ressent. « C’est tellement fort que ça traverse physiquement le corps, c’est comme si le corps faisait caisse de résonance. C’est très impressionnant et ces danses sous-marines ont aussi été mues par ça, par la puissance de ces chants », explique-t-elle.
Pour cette raison, Marine Chesnais souhaite accompagner la danse d’une création musicale qui s’approche le plus possible de l’expérience qu’elle a vécue. Elle rencontre alors François Joncour, un musicien travaillant avec des biologistes sur des bruits naturels, par le biais d’une connaissance. Pour Habiter le Seuil, il travaille alors de manière à ce que le chant de baleines soit véritablement le leitmotiv de la pièce sans être totalement reconnaissable. François Joncour rend hommage à la beauté de ces chants avec une atmosphère à la fois hypnotique et magnétique, mais aussi avec des mélodies, des thèmes émotionnels. La collaboration merveilleuse des deux artistes continue par ailleurs sur d’autres projets.
« En donnant à voir le processus de rencontre avec un animal sauvage dans son milieu naturel, Habiter le Seuil interroge ce qui se joue en nous dans cet espace de relation où rien n’est maitrisable, si ce n’est notre ouverture à ce qui advient, et questionne plus largement notre manière d’habiter le Vivant. »
« La manière dont on pourrait faire évoluer et dont on pourrait conscientiser plus par rapport au Vivant passe par une connaissance scientifique et sensible des choses », témoigne la jeune femme. « On apprend à voir et à sentir. Tout ce que je cherche dans mon travail c’est des portes d’entrée pour essayer de faire dialoguer ces deux portes d’entrée, trouver des outils pour en faire l’expérience. Je ne dis pas que c’est la vérité, c’est ma vérité à moi, c’est ce en quoi je crois et je défriche encore. » Marine Chesnais intervient également dans des écoles aires marines éducatives. Avec les enfants, elle essaie d’appréhender cet environnement à la fois par le biais de la connaissance et par le biais de la perception. Car cet alliage est valable pour toutes nos expériences, même nos expériences humaines. Elle commence notamment tous les ateliers par un travail sur la respiration, premier travail qu’il est possible de réaliser selon elle, pour ensuite vivre un voyage intérieur avec soi et en dialogue avec le Vivant qui nous entoure.
Habiter le Seuil de Marine Chesnais, campus de Villejean à Rennes, Le Tambour (bât. O), jeudi 28 novembre 2024 à 20h. Durée : 1h (lectures + projection)
Générique film
Un film de Marine Chesnais & Vincent Bruno
Idée originale, chorégraphie & interprétation Marine Chesnais
Réalisa:on, image & montage Vincent Bruno
Musique originale François Joncour
Mixage Nikolas Javelle
Production & Distribution One Breath
Générique création chorégraphique
Conception, chorégraphie & scénographie Marine Chesnais
Création musicale François Joncour avec la collaboration de Stephen O’Malley
Interprétation Clémentine Maubon & Marine Chesnais
Costumes Anne Mailhol & Marine Chesnais
Lumière Jérôme Houlès
Écriture voix off Marine Chesnais avec le regard de Patrice Van Eersel
Production & diffusion Compagnie One Breath & Christelle Longequeue
Habiter le Seuil // Marine Chesnais // Cie One Breath //