Après Orhan Pamuk en 2005, le prix Médicis étranger 2015 revient à un autre écrivain turc. Hakan Günday sera présent aux Champs libres, dans le cadre de l’automne littéraire, pour présenter Encore. Son dernier roman, publié aux éditions Galaade, met en scène Gazâ, un enfant de neuf ans passeur de clandestins.
Rencontre aux Champs Libres avec Hakan Günday, le samedi 7 novembre à 15 heures 30, dans le cadre de l’Automne littéraire dont est partenaire Unidivers.
Deux choses me remplissent d’horreur : le bourreau en moi et la hache au-dessus de moi. (Stig Dagerman)
Roman sur la migration ?
On peut lire ou relire Le Camp des Saints de Jean Raspail, s’amuser à se faire peur, ou alors choisir des lectures plus réfléchies. Encore est le troisième roman traduit en France de l’écrivain turc Hakan Günday. Son écriture échappe au pathétique et au misérabilisme de la situation. Son tour de force ? Choisir comme narrateur et personnage principal un enfant turc de 9 ans… passeur de clandestins sur les bords de la mer Égée. La dialectique est posée : il sera proprement impossible de condamner Gazâ sans pour autant lui pardonner, et vice versa.
En Turquie, il est vrai, transite l’une des plus importantes routes d’immigration, par l’est du pays jusqu’à la région Égéenne pour atteindre la Grèce et de fait, l’Union Européenne. Depuis le début de la guerre en Syrie, le nombre de réfugiés fuyant le conflit a explosé. Selon Amnesty International, près de 2 millions de réfugiés syriens stationneraient en Turquie depuis mars 2011. Et d’autres, encore, énumérés par Gazâ : « Tous ces Ouzbeks, Afghans, Turkmènes, Maliens, Kirghizes, Indonésiens, Birmans, Pakistanais, Iraniens, Malais, Syriens, Arméniens, Azéris, Kurdes, Kazakhs, Turcs, tous… ».
Hakan Günday choisit de nous montrer le flux migratoire par une petite fenêtre, un microcosme : la vie de Gazâ avec son père Ahad et les frères Harmin et Dordor. Le quotidien et sa banalité exacerbent l’horreur qui les environne. Ainsi de l’enfant, premier en géographie, félicité par son maître, lequel ignore les raisons de sa réussite : Gazâ côtoie tellement de clandestins venus du Proche, du Moyen ou de l’Extrême Orient qu’il excelle dans cette matière. Si le commerce humain est montré dans toute sa crudité, l’écrivain turc s’attache à exposer les mécanismes qui lui permettent d’exister : en première ligne, la corruption. La marchandise circule uniquement parce que les autorités en profitent, financièrement.
Un prix Médicis étranger actuel, voire politique ? Peut-être. Mais Hakan Günday est un romancier, pas un documentariste. Encore s’approfondit dans la justesse de son propos et par la généralisation du problème qu’il soulève.
« Tout était clair… Yadigâr m’avait pris en otage pour augmenter le montant de son pot-de-vin. Je comprenais tout. Et en plus il avait fait ça et au su de tous les gendarmes, en utilisant une cellule de la prison du commandement départemental de la gendarmerie. L’héroïque sergent-chef Yadigâr n’était pas seulement chef de brigade, il était le certificat de garantie de la machine criminelle de type coopératif qui avait été créée dans notre bourgade et dont nous assurions le fonctionnement. Je comprenais tout. Mais je ne voyais toujours pas pourquoi j’avais passé deux nuits dans cette cellule ».
Voyage au bout de la Turquie
Hakan Günday l’a confessé dans une entrevue donnée à Time Out en 2012 : l’œuvre de l’écrivain Céline est sa source principale d’inspiration. Encore est la traduction du turc Daha, l’un des seuls mots que les clandestins connaissent et disent à Gazâ. Encore, c’est aussi cette soif inaltérable de vie et de pouvoir qui semble corrompre, dans l’univers de Günday, l’humanité entière. L’écrivain turc ne se contente pas d’exposer la situation géopolitique de la Turquie et des pays limitrophes. Il déroule le problème de la migration tel un origami. En vérité, comme Céline dénonçant la « vacherie universelle », Günday se demande avec cynisme si l’aventure humaine n’est pas une question de survie. Il explore les mécanismes du mal au sein même de la cellule familiale, du conflit qui oppose un fils et son père. Gazâ lutte perpétuellement entre la ressemblance filiale et la possibilité d’une évasion.
La capacité à faire le bien demeure imprécise : si le protagoniste porte en lui fantôme de Cuma, cet enfant clandestin qui est devenu son ami et dont il a provoqué, involontairement, la mort, il n’en demeure pas moins cruel. Les rouages de la haine sont analysées avec méthode dans une prose elle aussi toute célinienne. Dans un style oral, parfois argotique, parcouru d’aposiopèses, Encore s’échappe sur quelques pages dans de longues tirades lucides et désespérées. Tout fonctionne comme si l’on ne pouvait tout à fait se départir du mal commis. La haine de soi-même vire à celle de l’autre. Ces clandestins, Gazâ les regarde comme ceux qui lui ont volé son enfance. Les prises de conscience affleurent dans le chaos et la violence : elles sont rapidement aspirées.
La brutalité et le réalisme du style déploient un réseau de références significatif. En exergue, la citation de Rimbaud, « la seule chose qui soit insupportable, c’est que rien ne soit insupportable », ainsi que le patronage ironique de Robinson Crusoé, renvoie à la nature du roman : « Toute la question est là. La vie des autres ressemble à un roman. Mais seule la vie compte ». Malgré son talent de conteur, Günday hésite à virer au romanesque, précisément parce qu’il semble difficile, voire dangereux, de prêter à cette histoire une exemplarité ou un aspect divertissant.
Après tout, ne sommes-nous pas tous les enfants des survivants, de ceux qui sont sortis indemnes des guerres, des tremblements de terre, des grandes sécheresses, des massacres, des épidémies, des occupations, des conflits et des catastrophes ? Enfants d’escrocs, de voleurs, de meurtriers, de menteurs, de mouchards, de ceux qui ont arraché aux autres leur bouée de sauvetage… De ceux qui ont été capables de survivre… Qui étaient prêt à tout, absolument tout, pour survivre… (p. 14)
Ecrire la Turquie
Né en 1976, Hakan Günday a mené une vie riche en expériences diverses. Fils de diplomate installé à Bruxelles, francophone, soldat lors de son service militaire, en 2006-2007, contre les rebelles kurdes du PKK, l’écrivain a navigué entre deux mondes. Du reste, la Turquie qu’il dépeint est ainsi : elle cristallise les frontières politiques, religieuses ou culturelles qui séparent l’Orient de l’Occident. L’auteur prend souvent la parole sur les questions politiques de son pays, notamment à propos du président turc Erdogan.
Dans D’un extrême l’autre, titre ô combien célinien, Günday opposait déjà ces mondes. Dans Ziyan, paru l’année dernière en France, l’écrivain racontait l’histoire de son arrière grand-oncle, un homme accusé d’avoir entrepris un attentat contre Mustafa Kemal, « père de la nation » turque. Revenir sur l’histoire de son pays consistait aussi à « dénoncer le service militaire obligatoire » dont il a été lui aussi victime. Avec ce dernier roman, Hakan Günday découvre une autre facette de son pays. Avec jubilation, son histoire de passeur de clandestins lui permet de mener une critique radicale et généralisée des institutions corrompues. Si la Turquie est un pont entre l’Orient et l’Occident, alors il en profite pour briser les illusions que se renvoient l’un et l’autre. Passeur, Günday l’est aussi : son roman, transitif, confère à l’actuel une portée résolument universelle.
La différence entre l’Orient et l’Occident, c’est la Turquie. Je ne sais pas si elle est le résultat de la soustraction, mais je suis sûr que la distance qui les sépare est grande comme elle. Nous, c’était là que nous vivions. Dans un pays où les politiciens, à la télévision, rappelaient tous les jours l’importance de la géopolitique. Au début, je ne savais pas comment comprendre. Cela voulait-il dire que notre pays était comme un bâtiment délabré devant lequel s’arrête en pleine nuit un autobus à l’intérieur ténébreux et aux phares éblouissants ? Qu’il est un immense pont de 1 565 kilomètres de long sur le Bosphore. Un pont géant infligé aux habitants de ce pays. Un vieux pont entre l’Orient aux pieds nus et l’Occident bien chaussé, sur lequel passe tout ce qui est illégal. Tout cela me chiffonnait. Et en particulier ces gens que l’on appelle les clandestins… Nous faisions tout notre possible pour qu’ils ne nous restent pas en travers du gosier. Nous avalions notre salive et nous expédions tout le contingent là où il voulait aller… Comme d’une frontière à l’autre… D’un mur à l’autre… (p. 18).
Hakan Günday Encore [« Daha »], trad. de Jean Descat, Paris, Éditions Galaade, septembre 2015, 371 p.
Site officiel de l’auteur http://www.hakangunday.net/index-en.aspx
Site des éditions Galaade http://www.galaade.com/
Site des Champs Libres http://www.leschampslibres.fr/