Le dernier ouvrage paru du vivant de l’écrivain Alejo Carpentier, romancier cubain aux lointaines origines bretonnes, s’intitule La harpe et l’ombre. Paru en France en 1979, le roman est repris en 1986 en format de poche. Rares sont les romans ou récits qui placent en leur centre la figure du Pape. La Harpe et l’ombre en est un.
Le roman, ou plutôt le réalité historique, transfigurée par la plume du plus célèbre des écrivains de l’île de Cuba, est tour à tour lyrique et somptueuse, amusée et ironique, familière et rude.
En 1824, le jeune chanoine Giovanni Maria Mastaï Ferretti, futur Pie IX, fit partie d’une mission apostolique qui l’emmènera en Amérique du Sud. La découverte du Nouveau Monde (du Chili en particulier) lui fit forte impression. Très vite il eut la vive conscience d’un continent perçu comme une extraordinaire terre de conquête évangélique.
L’homme qui avait ouvert la voie s’appelait Christophe Colomb, parti à la découverte des Indes occidentales par la grâce et l’appui matériel des rois catholiques : Ferdinand d’Aragon et surtout Isabelle la Catholique.
Le jeune ecclésiastique, devenu Pie IX en 1846, n’eut plus qu‘une idée en tête : canoniser le découvreur de l’Amérique. À L’époque (la première moitié du XIXe siècle) selon Pie IX :
Le monde était à l’envers, où la Franc-maçonnerie s’infiltrait partout, où il y avait à peine quarante ans étaient morts Voltaire et Rousseau, maîtres d’impiété et de libertinage.
Le Pape vit dans la figure du marin génois un symbole puissant, « idéal pour faire un seul bloc de la religion chrétienne dans l’Ancien et le Nouveau Monde, en même temps que l’on trouverait un antidote contre les idées philosophiques empoisonnées qui n’avaient que trop de sectateurs en Amérique ».
Le Grand Amiral des Rois Catholiques était cet homme-là, dont il était impérieux, selon Pie IX, de faire un Saint.
L’aventure américaine de Colomb occupe la deuxième (et majeure) partie du roman. Colomb, bien en peine de recueillir les milliers d’écus ou de maravédis nécessaires à l’expédition, les trouvera finalement à la Cour d’Espagne, avec la complicité, affective, d’Isabelle la Catholique, qui finit par céder à son projet, mettant notre homme dans un état d’intense exaltation. « À partir de ce soir de bonheur, une seule femme exista pour moi dans un monde qui m’attendait pour achever de s’arrondir » lui fait dire joliment Alejo Carpentier.
L’expédition vers les terres ultramarines s’avérera aventureuse, difficile, indécise, cuisante souvent, d’abord entre les équipages eux-mêmes embarqués sur les trois caravelles, ensuite avec les populations indigènes, successivement intimidées, accueillantes, puis méfiantes, enfin agressives.
Les mines d’or tant espérées par les navigateurs, resteront finalement introuvables, et la cupidité des hommes d’équipage, insatisfaite, laissera bien vite la place à la rancœur, l’inhumanité et la cruauté. Le commerce de l’or longtemps entrevu, jamais réalisé, se transformera en commerce d’esclaves, que Colomb lui-même ne sera pas le dernier à imaginer.
De la première expédition, Colomb ramènera en Espagne quelques « spécimens » d’indiens, « sept petits hommes pleurnichards, chassieux, malades, […] des feuilles et des plantes tout juste bonnes à faire des fumigations pour les lépreux et un or qui tient largement dans une dent creuse » lui reprochera même Isabelle à son retour. Isabelle qui, pourtant, lui donnera à nouveau les moyens d’autres expéditions outre-Atlantique, « pour baiser le Portugal » lance-t-elle tout crûment à son marin de cœur. Voilà donc la raison de la conquête indienne « élégamment » résumée par la Reine ! Une affaire de géopolitique face au voisin et rival lusitanien…
Au crépuscule de son existence, Christophe Colomb, désormais loin de l’obsession de l’or et des richesses, se persuadera qu’il a trouvé au bout de l’horizon océanique « rien de moins que le Paradis terrestre. […] Oui ! Oyez tous et divulguez cette nouvelle dans tous les pays de la chrétienté ! », s’écrie-t-il.
La dernière (et brève) partie du récit s’attache à la procédure de béatification voulue par Pie IX. Est ainsi convoqué à la barre du tribunal un aréopage surprenant et quelque peu baroque : Léon Bloy, thuriféraire de Colomb dans son livre Le Découvreur du globe, et, face à lui, les inattendus Jules Verne, Hugo, Lamartine, et, moins étonnant, Bartolomé de las Casas, tous témoins à charge. Au final, Pie IX perdra la cause qui l’animait pour une méchante et fatale affaire de trafic d’esclaves qui scellera le sort du conquérant génois. Et puis « quel est l’abruti qui a eu cette foutue idée qu’un marin pourrait être un jour canonisé ? » conclut, amusé, Alejo Carpentier par la bouche d’un Andrea Doria bourru et sans égards, cet autre Génois seigneur des mers. Mais qu’importe, l’essentiel est ailleurs : Pie IX, émerveillé par le Nouveau Monde, « s’était flatté […] d’être le premier pape américain et même chilien parce que, disait-il, rien de ce qui peut se passer dans les pays d’outre-mer ne peut désormais m’être indifférent ».
Lauréat du Prix Médicis étranger en 1979, le très vivant et réjouissant roman d’Alejo Carpentier nous préparait bien avant l’heure au sacre d’un Souverain Pontife sud-américain. Le Pape imaginé par Alejo Carpentier en 1979 est depuis 2013 François, venu d’Argentine et premier Pape d’outre-Atlantique. Milan Kundera disait :
Le romancier n’est ni historien ni prophète.
Vraiment ?
La Harpe et l’ombre d’Alejo Carpentier, traduit de l’espagnol par René L. F. Durand, Gallimard, Collection Folio, 1986, 213 p., ISBN : 9782070377428, prix 6,20 euros.
https://youtu.be/ncFGXeOr4vo