L’autodidacte, le boxeur et la reine du printemps, roman de l’écrivain chilien Hernán Rivera Letelier, est paru aux éditions Métailié en juin 2023. Ce bel ouvrage raconte l’histoire d’un jeune homme ouvrier au sein d’une mine de salpêtre dans le désert d’Atacama, qui se prend de passion pour la poésie et découvre en même temps les joies et tourments de l’amour.
Le Chili est un immense pays qui parcourt, en mince lézarde, le continent sud-américain, sur 4300 kilomètres de long et 180 kilomètres en moyenne de large. Tout au nord, frontalier du Pérou et de la Bolivie, ce pays possède le paysage le plus lunaire de la planète, le désert d’Atacama, le plus sec au monde, où, à certains endroits, il n’a pas plu depuis un demi-siècle. Ce vaste territoire désertique de cent mille kilomètres carrés où l’on trouve de nombreux observatoires astronomiques, dont le télescope géant ALMA (Atacama Large Millimeter/submillimeter Array), permet à la NASA d’effectuer des expériences d’alunissage en prévision, même, de prochaines expéditions martiennes : le cadre s’y prête à merveille.
Longtemps la ressource principale de ce désert fut l’exploitation des nitrates, et un homme y a passé son enfance et a travaillé un temps comme mineur jusqu’à la fermeture de la société minière, après quoi il est devenu écrivain. Hernán Rivera Letelier s’est fait le chroniqueur des salpêtrières d’Atacama, nous donnant d’abord des poèmes, puis enfin et surtout des romans, plus d’une vingtaine, abondamment traduits et même adaptés à la scène ou l’écran (le regretté Bernard Giraudeau, qui s’était entiché de ce romancier chilien, avait adapté son roman Fatamorgana). Mais s’il fallait nommer sa véritable vocation, ce serait celle de conteur d’histoires. À l’instar de son compatriote Luis Sepúlveda (victime du Covid en 2020), Rivera Letelier est en soi une immense réserve de contes et d’histoires qu’il nous sert de livre en livre.
Ici, reprenant la route de ses souvenirs, nous le retrouvons à travers un personnage d’employé de la compagnie salpêtrière, en ce lieu de nulle part, un jeune homme qui a découvert les livres et, partant, l’écriture et qui, tout comme l’auteur, écrit des poèmes qu’il présente à un concours, mais si Hernán fut bel et bien couronné pour son premier essai, son héros se voit éliminé des suffrages pour la raison qu’on ne croit pas que cet « autodidacte » soit réellement l’auteur d’un si beau poème. Et que lui dit-on après son élimination ? « Jeune homme, le jury a estimé impossible que ce poème ait été écrit par un élève des cours du soir. Tout indique qu’il a été copié dans un livre. »
Mais comment réagit ce « refusé » ? Tout l’art et la subtilité de l’auteur sont dans la réflexion du poète en herbe :
« Je traversai la cour de l’école énervé. Vieille salope ! Mais une fois dehors, je fus frappé par une évidence : depuis que j’avais commencé à écrire, on n’avait jamais fait un éloge plus grand de mes poèmes. »
Ce surdoué de l’écriture a écrit un poème pour l’élection de la « Reine du printemps », qui sera, et il en est sûr, la fille de la cantine qui le sert chaque jour, la très belle Leda, qui rend compte de tous les événements dans une correspondance qu’elle adresse à sa sœur jumelle, décédée depuis six ans. Ces lettres sont les moments les plus savoureux du récit — et parfois pathétiques. Mais ce cœur d’artichaut est séduite par deux hommes, l’autodidacte poète et un jeune boxeur monté à Atacama pour fuir son passé. Leda, d’abord sensible au charme du poète Eleazar lui préférera cet hercule coiffé à la Elvis Presley, qui se montrera fort brutal surtout après avoir triomphé sur le ring local de tous ses adversaires. Son poing d’acier (il se nomme Fierro) est, d’ailleurs, ce qui le perd, car la police vient l’arrêter pour avoir tué, dans la ville qu’il a fuie, un homme au cours d’une bagarre. Après sa sortie de prison, il deviendra irrécupérable pour tous et finira par se suicider.
Quant à l’autodidacte, qui vit intensément toutes ces aventures, après avoir brillé en poésie, il découvre l’efficacité de la prose et décide d’écrire des romans. Et voilà qu’il s’empare d’une figure emblématique des salpêtrières, une prostituée appelée « la Reine Isabel ». Et là nous retombons sur nos pattes, car c’est précisément le roman La reine Isabel chantait des chansons d’amour (Métailié, 1997) qui inaugure le cycle romanesque de Rivera Letelier. Mais quel est cet univers qu’il va transporter ensuite dans toute son œuvre romanesque ? Il le résume parfaitement aux dernières lignes de ce livre :
« Mon sujet serait, bien évidemment, le désert d’Atacama. J’en décrirais la solitude de planète abandonnée, son silence assourdissant, ses mirages bleus criminels ; je raconterais la geste de ces hommes qui, avec une gourde d’eau pour le chemin et leur propre ombre pour seul abri, avaient conquis ces contrées infernales… »
Mais s’il conclut sur cette phrase terrifiante du roman que l’on referme : « le désert allait redevenir désert », il y a dans ce récit, comme dans tous ceux que Hernán Rivera Letelier a produits, une grâce infinie qui dit de quelle humanité, de quelle compassion, avec quelle empathie il a suivi ou subi le destin de « ces villages fantômes éparpillés dans le désert » et leur « ennui poisseux ». Sauf qu’on ne s’ennuie jamais à l’entendre raconter d’incroyables histoires et ses multiples anecdotes. Le plaisir du texte est la récompense de sa lecture.
Mais je ne saurais finir sans évoquer celle qui a découvert cet étonnant auteur, Bertille Hausberg qui lut la première La Reine Isabel chantait des chansons d’amour et qui présenta ce roman à Anne-Marie Métailié qui, aussitôt séduite, lui confia tous les romans qui suivirent de ce conteur chilien… jusqu’à ce que la mort la sépare de son mirifique auteur et ami. Qu’elle vint présenter, un jour lointain, dans une librairie à Rennes. Qu’on permette au chroniqueur de rappeler sa mémoire dans ce petit texte d’hommage qui fut son éloge funèbre :
Elle était rousse et pourtant d’Algérie. Une fille de Saïda, sur le haut-plateau au Sud de l’Oranie. Et puis elle était italienne et espagnole. Enfant, quand on lui demandait son nom, elle répondait Tizoizo, mais elle pour de bon s’appelait Bertille Gazzo. Son prénom, si peu courant et fascinant, avait été créé exprès pour les rayons de ses yeux. Un visage encadré de flamme, et tout son être était de passion… Je sais qu’elle me considérait comme son grand frère et son ami… Elle me dédia le prix de traduction qu’elle reçut, Rhône-Alpes, pour donner de la voix à quelque auteur chilien au désert d’Atacama. Car elle avait de l’affection pour celui qui la fit entrer en traduction. Dans l’écurie de Métailié, où elle devint la grande, la meilleure traductrice de la littérature du Chili, un pays qu’elle aimait tant et qu’elle servit avec une plume toujours exigeante, élégante et belle. Une traduction de Bertille était une leçon de littérature française. Car comme tant de ceux qui naquirent outremer, elle avait le goût du beau langage. Souvent en fin de matinée, elle m’appelait pour me lire telle phrase difficile ou retorse qu’elle remettait sur les rails et rendait toujours en la polissant, telle une pierre précieuse. Une gemme – elle-même. Et j’avais hâte à l’entendre, à l’écouter, à me bercer de sa belle voix de miel – comme ce regard qui, un jour, me sidéra. Plus jamais ses yeux, sa voix. Mais toujours Bertille.
Hernán Rivera Letelier avait beaucoup d’affection pour sa traductrice, celle qui l’avait découvert et le propulsa au premier rang des vitrines de libraire. Lire encore et toujours ce grand romancier chilien, c’est un peu d’elle-même qu’on retrouve. Alors ouvrons ce nouveau livre, avec cet incipit qui est presque un oxymore : « Dans l’unique librairie du campement, il y avait de tout sauf des livres. » Mais c’est pour ajouter plus tard : « Je raconterais leurs fêtes, leurs amours, leurs mythes et légendes », ce qu’il n’a pas manqué de faire, avec tant de brio, de couleurs, de saveur… À la fin de ce livre, par la grâce de son verbe et le charme de ses contes, Hernán Rivera Letelier, aura fait refleurir le désert.
Hernán Rivera Letelier, L’autodidacte, le boxeur et la reine du printemps. Traduit de l’espagnol (Chili) par François Gaudry. Éditions Métailié, 2023, 112 p., 16,50€
Les mots aussi, même traduits, restent des fleurs! Ceux des commentaires, également, s’ils sont bien tournés! Bravo à vous trois!