Les Heures Joyeuses ont commencé au Centre Chorégraphique national de Rennes et de Bretagne. Dans ce moment privilégié, le public rencontre les chorégraphes résidents de la saison afin d’entrer dans leur processus artistique. Au programme du dimanche 20 octobre 2019 : douceur et danse avec Bruce Chiefare. Reportage en photos et entretien avec le chorégraphe.
La projection d’un bonsaï, art traditionnel japonais, s’affiche sur un écran et accueille les participants dans le grand studio du CCNRB. Bruce Chiefare ouvre le bal de cette nouveauté proposée par le collectif FAIR-E, les Heures Joyeuses.
Je danse en chaussures ou en chaussettes donc c’est comme vous voulez. L’important est de se sentir à l’aise.
Dès les premières minutes, le chorégraphe instaure un climat de bienveillance et de confiance. Face à la diversité des profils, Bruce Chiefare annonce brièvement le programme de la journée : pratique le matin, présentation de son univers et aperçu de son spectacle Influence 2.0 avec le danseur Phynox l’après-midi. Le chorégraphe ne veut rien précipiter et laisse les danseurs – amateurs ou avertis – prendre leur marque. « J’ai déjà donné des stages, et des personnes qui me connaissaient en tant qu’interprètes venaient y participer (il a notamment dansé dans des compagnies hip hop connues comme Kader Attou ou Mourad Merzouki, NDLR). Les contemporains venaient en chaussettes et les breaker en chaussures » explique t-il plus tard.
Assis à même le sol, les participants attendent les directives. Des regards s’attardent sur le bonsaï… « On va commencer par prendre contact avec le sol, sentir le poids du corps et de sa tête aussi ». L’assemblée se met alors en mouvement. Des gestes lents et précieux, délicats et mesurés. Le contact des mains sur le sol brise le silence religieux de ce dimanche matin. « Allez chercher derrière avec vos mains, elles peuvent vous traverser […] on peut aller très loin et s’étirer, vous pouvez sortir de votre position aussi ». Tout le monde bouge lentement, au rythme d’une musique de fond tout aussi calme.
Le but des Heures Joyeuses est de comprendre le travail du chorégraphe et d’appréhender son univers. Bruce Chiefare semble ne pas vouloir trop en dire. Si programme il y a, l’important est de se laisser bercer par les mouvements sans trop de précipitations. Prendre le temps. Malgré les différences de niveaux, une énergie commune se dégage du studio.
À la suite de ce premier échauffement, le chorégraphe leur propose des mouvements à répéter et chacun les appréhende à son rythme. Une chorégraphie se met doucement en place. Un à un, ils s’installent au milieu de la pièce et reprennent les mouvements proposés par Bruce Chiefare jusqu’au moment où tout le groupe est réuni au centre et performe à l’unisson.
« Constance adore la danse. Elle suit des cours le mercredi, j’aime beaucoup cet endroit, on s’y sent bien. Ça m’a permis de passer un moment avec ma fille. Il y a des danseurs et des non-danseurs, mais on ne s’est pas senti à l’écart pour autant », explique une mère.
Le bonsaï et le break : le ” style au sol épanoui ” de Bruce Chiefare
Pourquoi cette projection et ces livres sur la table ? Bruce Chiefare est fasciné par cet art traditionnel japonais, mais quel lien avec son travail ? « Le break est une discipline très exigeante », avec ses connaissances du bonsaï et la sensibilité qu’il a développée, Bruce Chiefare crée un lien entre l’art du bonsaï et la danse hip hop afin de développer son style propre. À mi-chemin entre le contemporain et le hip hop, la lenteur et la conscience de chaque mouvement semble prévaloir sur la rapidité d’exécution.
« Je danse depuis une vingtaine d’années. J’ai pratiqué le break pur et dur pendant 10 ans et j’ai été interprète les dix années suivantes – raconte t-il. J’ai arrêté la danse entre ces deux périodes, au moment de la naissance de mon premier fils. La compétition demande de produire beaucoup de mouvements, j’en avais fait un peu le tour ». De retour sur scène, Bruce Chiefare a créé sa compagnie afin « d’avoir un espace d’expression artistique libre afin de partager avec ceux qui ont déjà une sensibilité ».
Droit (Chokkan en japonais), penché (Shakkan), en S (Moyogi) ou encore en semi-cascade (Han Kengai), la forme du bonsaï est liée à sa condition de pousse. Bruce Chiefare propose de former des groupes de quatre à cinq personnes et de danser dans la position de leur choix. Les groupes se forment rapidement, les niveaux et les âges se mélangent. Les participants communiquent facilement et Bruce Chiefare observe de loin, présent si le besoin s’en fait ressentir.
« Je suis les cours d’Aurélien le mardi soir et j’avais envie de voir ce que ça pouvait donner. C’est un bon format. Ça rassemble tout type de personne, pas les mêmes âges, pas les mêmes milieux », explique Camille.
Mis bout à bout, une vraie chorégraphie naît à la fin de la matinée. Tous enchaînent les mouvements, à l’unisson. Peut-être pas dans la même direction, mais une unité se crée tout de même. C’est ce qu’il cherchait à leur véhiculer au final : « La danse travaille le mouvement, mais elle est propre à chacun ».
À la fin de la matinée, Unidivers a pu s’entretenir avec Bruce Chiefare pour un retour à chaud de cette nouvelle expérience.
Unidivers – Vous avez fait du break pendant plusieurs années. Comment la sensibilité que vous avez développée pour la technique du bonsaï a t-elle influencé votre pratique ?
Bruce Chiefare – Après avoir arrêté la danse, j’ai acheté un bonsaï et me suis renseigné sur la manière de s’en occuper. Pendant deux ou trois ans, je me suis nourri d’informations afin de comprendre la pratique. J’ai pris des cours à Rennes avec une personne qui écrit des articles pour des magazines spécialisés. Et quand j’ai repris la danse, le côté apaisant de la culture de bonsaï est resté dans mon esprit.
« Quand je travaillais le bonsaï, j’avais la motivation du break et quand j’ai repris la danse, j’avais la motivation du bonsaï, avec une nouvelle approche et une curiosité à combler ».
Toute cette énergie autour du bonsaï m’a énormément influencé. On accompagne la pousse d’un bonsaï et grâce à cet apprentissage, ma démarche a évolué. On a un peu une urgence de dire dans le hip hop et j’étais fatigué d’être dans cette démarche. Il faut aussi ne rien faire parfois. Maintenant, j’accompagne et me dépossède du mouvement. Je travaille avec le retrait aussi. Au lieu de travailler huit mouvements de break à la seconde, j’en travaillais un sur 30 secondes. Ça permet de le décomposer. Le fait de ralentir et de plus avoir cet élan conserve l’intention du mouvement, mais le corps s’organise différemment. C’est ce qui m’intéresse et ce qui ressort de cette matinée. Donner un accès à la danse au sol et au break aussi, mais d’une autre manière. On se trouve moins dans la vélocité. On impulse un mouvement et on voit comment il peut s’épanouir. Apprendre le bonsaï m’a inspiré une façon de bouger et m’a aidé à faire de la place à mon corps.
Unidivers – Travaillez-vous toutes vos créations avec cette démarche dorénavant ?
Bruce Chiefare – Influence 2.0 est un premier duo avec cette influence des arbres et cette notion de lenteur. Autant dans la chorégraphie que dans l’écriture des pièces, l’esprit des bonsaï est très présent dans le sens où j’ai appris à danser sur scène en grande partie grâce à ça. Le climat de réception du spectateur est différent aussi. Je ne saurais pas trop le définir et ce qui est intéressant c’est que le public lui-même le définit.
Unidivers – C’est la première fois que vous donnez un stage avec autant de diversité dans les participants ? Comment avez-vous travailler le stage en amont ?
Bruce Chiefare – C’est une première autant pour le CCN que pour moi. Quand l’équipe m’a proposé les Heures Joyeuses, l’idée était une ouverture sur mon univers.
Le collectif m’a juste précisé qu’il était important de pratiquer, d’échanger et de voir, sinon c’était une véritable carte blanche. C’est ce qui est naturellement sorti de ma tête. Phynox, le danseur qui m’accompagne dans le duo que l’on va montrer cet après-midi, m’a aidé dans les orientations à prendre pour la journée. On partage les mêmes idées.
Unidivers – Comment avez-vous ressenti cette dynamique en voyant cette chorégraphie se mettre en place en deux heures ?
Bruce Chiefare – J’ai beaucoup aimé la diversité des âges, de le voir à une autre échelle, celle de l’humain si on peut dire, mais il y a quelque chose de plus essentiel. J’aime les voir communiquer entre eux rapidement aussi. J’en apprends autant qu’eux au final. On a envie de tout dire, mais le fait de voir comment ils s’approprient la discipline et comment ils collaborent est intéressant… C’était super touchant quand la dame a porté la petite sur ses épaules. Ces moments sont importants. Si on avait plus le temps, j’aimerais qu’ils me disent leur ressenti, ça m’aide beaucoup à avancer.
Je ne suis pas le seul à proposer, mais également eux, comment ils existent dans les mouvements. Pleins de moment n’étaient pas prévus, je pensais qu’ils feraient la chorégraphie dans une direction et ils l’ont fait dans toutes les directions. Tous ces détails m’ont nourri. Chacun était dans son espace et dans sa direction, mais l’unité était quand même là.
Donner des stages comme celui-là nourrit les artistes. On n’est pas là pour présenter un projet, mais dans un cadre où l’énergie circule et c’est toujours enrichissant, on peut toujours discuter ou pratiquer plus via tellement de personnes. Je les ai vus deux heures, mais le public était riche. Certains pratiquent, d’autres non, c’est ce qui constitue le groupe est ce qui m’intéresse.
Unidivers – Je vous remercie Bruce Chiefare.