Jusqu’à peu, la tapisserie n’entrait guère dans mes horizons du quotidien. Certes il y avait bien eu une première rencontre, de longue date et mémorable, avec la tapisserie médiévale et la tapisserie contemporaine. Œuvres admirées au château d’Angers. Il s’agissait de l’œuvre médiévale prodigieuse s’étalant sur une centaine de mètres : La tapisserie de l’Apocalypse et celle du Chant du monde de Jean Lurçat.
La visite au festival Danses, musiques et voix du monde de Felletin il y a quelques année est apparue comme une opportunité d’approfondir l’approche de la tapisserie, que ce soit à Felletin ou à Aubusson, deux petites villes voisines du département de la Creuse, qui ont l’une et l’autre un passé vénérable de villes fabriques de tapisserie. Tradition qu’Aubusson a amplifié et qui entre dans la droite ligne de mes premières découvertes de la tapisserie et de Jean Lurçat : en septembre 1939, celui-ci s’y était installé pour tenter de redorer le blason de l’art de la tapisserie. Il était donc logique que notre parcours d’initiation à la tapisserie débute au centre culturel et artistique Jean Lurçat à Aubusson.
Diversifiant mes recherches sur l’art de la tapisserie, j’ai particulièrement apprécié la thèse de Barbara Caen soutenue en 2016, à l’université de Zurich : Renaissance d’un médium artistique : la tapisserie en France et en Belgique au XIXe siècle. Je me suis aussi penché avec attention sur le livret du visiteur de la nef des tentures de la cité internationale de la Tapisserie d’Aubusson, de Premières de cordée, Broderies d’artistes, à l’origine de la rénovation de la tapisserie et du projet Aubusson tisse Tolkien : l’imaginaire de J. R. R. Tolkien en tapisserie d’Aubusson.
L’étude de Barbara Caen est précieuse à plus d’un titre : d’abord par l’ampleur de ses investigations qui concernent l’ensemble de la production française de tapisserie en France et en Belgique, non sans quelques incursions vers le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Espagne, les États-Unis. Élargir le champ géographique, c’est bien sûr élargir le champ conceptuel.
Dans le bref travail que j’amorce, il n’est évidemment pas question de multiplier ni d’approfondir les problématiques. Seules deux pistes seront examinées :
Quelles sont les raisons du désaveu massif visant la production des tapisseries du XIXe siècle ?
L’ouvrage de Francis Salet (1909–2000), conservateur au Musée du Louvre de 1945 à 1948 puis au Musée des Thermes, La Tapisserie française, rassemble quelques illustrations des tapisseries clés de l’exposition, organisée en 1946 au Musée d’art moderne de Paris, ne laisse pas figurer une seule tapisserie du XIXe siècle. Il écrit :
La Révolution ne fit pas disparaître les grandes manufactures qui avaient été glorieuses sous les rois, mais le XIXe siècle passa tout entier sans que la tapisserie française pût sortir de l’ornière où elle était tombée. C’est le temps où l’on fabrique natures mortes et paysages, assez finement tissés pour donner l’illusion de tableaux lorsqu’on les encadre et qu’on les pend au mur. Étrange destinée que celle d’un art vicié jusque dans son principe par sa perfection même !
Quels sont les liens entre l’économie culturelle de la tapisserie et les changements de régime politique ?
Il convient cependant de considérer l’impact de la thèse de Barbara Caen à sa juste importance. L’auteur de Renaissance d’un médium artistique : la tapisserie en France et en Belgique au XIXe siècle a fini par en faire une somme qui tend à s’enfermer dans le recueil des détails au point d’oublier d’en dégager quelques grandes lignes directrices. Il suffit de limiter cet article au traitement de deux questions :
Le désir de durer, pour reprendre, en partie, l’expression de Paul Éluard : ce qui réfère à la volonté de faire œuvre durable, mais aussi aux aléas d’une activité longtemps soumise aux diktats des pouvoirs successifs. La tapisserie est une fête : ici bien sûr il s’agit d’observer et d’admirer les œuvres tapissières.
1°) Le désir de durer
Sans remonter aux traces historiques, voire préhistoriques de l’usage de la tapisserie, rappelons que c’est le Moyen-Âge qui en représente l’Âge d’or. D’abord parce qu’elle associait fonction thermique, ludique et prestigieuse sur les murs des châteaux, des demeures et des monuments religieux, églises, cathédrales et monastères. Elle est ainsi devenue signe d’opulence, de richesse, de pouvoir et de longévité artistique au point d’acquérir un statut égal sinon supérieur à la peinture – fresques ou tableaux -.
Dès le XVe siècle, la famille Gobelin domine le marché de teinture de la laine, s’enrichit prodigieusement et achète des terrains pour y multiplier les ateliers. Sur les conseils de Sully, Henri IV va développer les manufactures en France et loue les bâtiments des descendants des teinturiers Gobelins. En 1662, Colbert rachète le “domaine Gobelin” au nom de la Couronne et regroupe différents ateliers de peintres et de tapissiers, mais aussi d’orfèvres, de fondeurs, de graveurs et d’ébénistes. Charles Le Brun, premier peintre de Louis XIV, est le premier directeur de la Manufacture royale des Gobelins. En 1667, la manufacture produit une tapisserie commémorant la visite de Louis XIV à la manufacture des Gobelins, ce qui signe manifestement les relations de la tapisserie à la monarchie. Geste fondateur qui confirme, pour longtemps que la Manufacture est inféodée au pouvoir. Ce qui va de soi sous la monarchie : la Manufacture glorifie le roi qui prend l’habitude de faire don de tapisseries à ses hôtes de marque et aux monarchies européennes, d’autant que La liste civile est créée en France sous le règne de Louis XVI : c’est une dotation attribuée au chef de l’État pour ses dépenses personnelles, ses résidences… La manufacture doit son aisance à cette dotation qui subsiste jusqu’à la fin de la Monarchie de Juillet (1848).
Révolution et Ière République constituent une coupure majeure entre le pouvoir et la Manufacture des Gobelins : en 1793, son directeur fait brûler les tapisseries à « emblème monarchique ». Opération renouvelée sur l’avis d’un jury d’artistes composé par le Comité de Salut public. En 16 séances, seuls 20 tableaux sur les 320 encore existants échappent à cet acte d’épuration. Une autre opération suivra, pour raison d’équilibre budgétaire en 1797 pour récupérer les fils d’or qui parsèment certaines tapisseries. Guillaumot, directeur de la Manufacture des Gobelins, nommé en 1790 par le comité de Salut public égalise les salaires des lissiers et remplace la rémunération à la tâche (nommée bâtonnage) par un salaire fixe, ce qui représente une large anticipation sociale. Guillaumot reste directeur jusqu’à sa mort en 1807.
Sous Napoléon la manufacture renoue avec l’aisance, car les commandes se multiplient et Napoléon offre des tapisseries et en décore abondamment les palais impériaux …
Il existe, bien sûr, en France, d’autres manufactures de tapisseries, à Beauvais, à Felletin, à Aubusson… Il semble, pour s’en tenir aux manufactures de tapisserie creusoises de Felletin et d’Aubusson qu’elles résultent de la reconversion de l’industrie drapière en artisanat d’art. Tapisseries qui se catégorisent : tapisseries en millefleurs au XVe siècle aux décors surabondants de feuilles et de fleurs serrées. Tapisseries à feuilles de choux , à grandes feuilles, à feuilles renversées ou à aristoloches au XVIe siècle, dont le sujet principal est végétal, le plus souvent impénétrable…
Le début du XVIIe siècle voit se développer des tapisseries représentant des scènes inspirées de romans à succès telle Armide enlève Renaud endormi sur son char, deuxième tapisserie d’une tenture en cinq pièces de la cité internationale de la Tapisserie d’Aubusson inspirée de La Jérusalem délivrée de Torquato Tasso – Le Tasse – 1581. Mais les lissiers – auteurs de tapisserie s’inspirent, outre de la littérature, de la mythologie, de la religion ou de l’histoire.
Est-ce anecdotique de constater que, dans une période contemporaine où la demande est somnolente, certains artisans de la tapisserie s’inspirent de nouveau de la littérature : D’Aubusson tisse Tolkien retranscrit l’imaginaire de J. R. R. Tolkien en tapisserie d’Aubusson. Chacun connaît le phénoménal succès des œuvres de Tolkien : Le seigneur des anneaux, le Hobbit, Le Silmarillion, … Il est vraisemblable d’imaginer que l’initiative de la cité de la tapisserie d’Aubusson entre dans cette même politique de l’offre qui s’appuie sur des œuvres littéraires à succès pour étayer, conforter l’art de la tapisserie : Tolkien et son œuvre se sont imposés, pour reprendre les termes des auteurs du projet aubussonnais, de la volonté de créer une grande tenture à sujet littéraire aujourd’hui, à partir du nom de J. R. R. Tolkien qui s’est imposé rapidement comme l’une des plus grandes sagas littéraires du XXe siècle.
Cette politique de l’offre fut d’abord le fait de monarques, qu’il s’agisse de Louis XIV, des Napoléon, mais aussi d’initiatives des ateliers de tapisseries qui s’appuient sur l’illustration d’œuvres littéraires à succès pour enfin accompagner la démarche d’artistes renommés qui souhaitent passer de l’œuvre picturale ou de la sculpture à la tapisserie. Mouvement qui s’accompagne d’un dynamisme affirmé des ateliers privés par rapport aux productions publiques des manufactures.
2) La tapisserie est une fête
La tapisserie est une fête : c’est aussi un ressaut après que Louis XIV, Louis XV, Napoléon I et III ont transformé la tapisserie en un art monarchique dépendant de la commande des puissants. Alors même qu’elle est, qu’elle a toujours été, une tradition artistique fondée sur un artisanat industrieux, méticuleux, capable, décennies après décennies, d’inventer puis d’améliorer les métiers à tisser de basse lisse ou de haute lisse et capables d’élever la draperie domestique à la tapisserie d’art à vocation artistique d’éternité.
Après les somnolences industrieuses du XIXe siècle où l’art du tissage ne semble avoir d’autre objectif que d’affiner sa production au point d’en faire, grâce à la finesse des fils et au resserré des fils de chaîne et des fils de trame, un tissage qui imite au plus près les tableaux peints, assez finement tissés pour donner l’illusion de tableaux lorsqu’on les encadre et qu’on les pend au mur. Étrange destinée que celle d’un art vicié jusque dans son principe par sa perfection même ! (Francis Salet).
Prenons le parti, après bien d’autres, de considérer que Jean Lurçat est un des agents majeurs de la renaissance de la tapisserie comme reconnaissance d’un médium artistique. Il est une histoire dans l’histoire de la tapisserie creusoise et aubussonnaise. Sans passer par une longue saga de sa vie, mais en partant d’un point nodal dans son œuvre d’artiste en tapisserie. À Angers, la contemplation de la tapisserie du XIVe siècle Tenture de l’apocalypse, représentation de l’Apocalypse de Jean, crée un choc durable qui s’enrichit de collaborations diverses avec Cingria, Matisse, Picasso, Braque, Derain, Dufy, Tzara, Chamson, Gromaire, Lurçat, Dom Robert, Picart Ledoux… Il compose, entre autres le Chant général, sur un poème de Pablo Neruda. Mort en 1966, Jean Lurçat repose à Saint-Céré, sous une pierre tombale gravée d’une note : C’est l’aube.
Il s’ensuit une efflorescence de tapisseries qui reprennent les œuvres d’artistes peintres sculpteurs, architectes. En voici quelques-unes :
Le siège de l’air, poème de Jean Arp,
il fait encore assez clair pour voir qu’il
commence à faire sombre.
D’évidence, cette profusion de créations tapissières renouvelées à partir d’œuvres de grands noms de la peinture, de la sculpture, de la photographie, de l’architecture contemporaines ont donné vigueur et retentissement aux travaux de la tapisserie. Les manufactures, les lissiers, les cartonniers en ont ressenti les effets…
Cela n’épuise cependant pas la complexité des modes de création de la tapisserie, comme en témoigne Premières de cordée l’exposition de la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson, qui a eu lieu du 17 juin au 23 septembre 2018. Cette exposition était consacrée aux tapisseries brodées d’artistes entre 1880 et 1950. Elle conjuguait deux objectifs : le premier était d’analyser les origines de la Rénovation de la tapisserie au XXe siècle, une Rénovation qui mit en avant les couleurs franches et les formes simples des artistes médiévaux qui plaisaient particulièrement aux peintres de l’école de Pont-Aven, les Nabis, qui s’ingénièrent, par le biais des femmes de leur premier cercle, à recréer une tapisserie robuste, à gros grains, antithèse des tapisseries à fils très fins dont la perfection fine des détails faisait dériver la tapisserie vers la peinture.
Le deuxième objectif de cette exposition est explicité dans le titre Premières de cordée. La volonté était bien de mettre en lumière des actrices, des artistes majeures de la production des tapisseries, puisque ce sont elles, dont le nom n’apparaissait nulle part, qui tissent ou brodent les œuvres : qu’il s’agisse de France Rousseau qui tisse les Femmes en blanc de Paul Élie Ranson, de Marthe Hennebert, première épouse de Jean Lurçat qui tisse pour lui les Hommes en bleu ou la mystérieuse Maria qui réalise, avec Émile Bernard, les Bretonneries en 1892-93.
Maria, “l’exécutante” est définie comme couturière, compagne d’Émile Bernard, puis comme « amie » qui aurait vécu avec lui l’été 1892, puis l’hiver 1892-1893, avant leur départ pour la Méditerranée, périple durant lequel on perd sa trace sans avoir retrouvé son nom … Citons encore Musique pour une princesse qui s’ennuie d’Aristide Maillol, tapisserie réalisée en 1897 par Clotilde Narcis, Petites Filles vertes (1917) de Jean Lurçat, réalisé par Charlotte Lurçat, mère de l’artiste et Marthe Hennebert, sa première épouse. Il s’agit là de quelques exemples parmi la cinquantaine d’œuvres de l’exposition Premières de cordée de la Cité internationale de la tapisserie d’Aubusson. Ajoutons encore que l’exposition a révélé l’identité des exécutrices, réalisatrices de tapisseries, mais aussi d’artistes dont le nom est plus ou moins connu, plus ou moins célèbre tels qu’Émile Bernard, Paul-Élie Ranson, Fernand Maillaud, Paul Deltombe, Henri de Waroquier, Roger Bissière.
Encore faudrait-il évoquer de nombreux artistes qui se sont formés à l’écriture du carton, devenant ainsi de véritables peintres-cartonniers, intégrant la matérialité de la laine dans leur processus de création. À partir des années 1980, du rang de simple modèle, le carton a parfois pris le statut d’œuvre artistique. Certaines ventes publiques ont reflété cette évolution avec des cartons dont le prix de vente pouvait dépasser l’œuvre tissée… Aujourd’hui, même si les cartonniers restent d’habiles dessinateurs, la plupart des cartons sont réalisés au moyen d’impressions numériques ou de tirages photographiques.
C’est dire que la tapisserie, œuvre artistique monumentale autant qu’artisanale, qui joint les capacités de création artistique à la lente patience de travaux manuels, n’a assurément pas fini d’évoluer et de nous surprendre dans ce mouvement continu d’adaptation au monde. Malgré le grand plaisir des reproductions photographiques, rien n’égale l’ampleur, la matérialité et la puissance d’attraction et l’enchantement du contact sensible, tactile, direct avec l’œuvre de tapisserie.
La tapisserie de l’Apocalypse au château d’Angers
Cité Internationale de la tapisserie d’Aubusson
Tapisserie Monuments Nationaux, 7 siècles d’histoire