« Quand le soleil de la culture est bas sur l’horizon, même les nains projettent de grandes ombres. » Cette citation de Karl Kraus, en ouverture du livre, donne le ton. L’ouvrage de Jean Clair, publié en 2011, sur l’art contemporain, L’hiver de la culture, est offensif, comme le sont nombre de ses livres sur cette période de la vie artistique.
Dans un autre de ses textes (ou pamphlets, diront certains), intitulé Malaise dans les musées, notre auteur (qui fut directeur du Musée Picasso à Paris) dénonçait, entre autres, la dérive mercantile de la gestion des fonds patrimoniaux, illustrée par le prêt, contre monnaie sonnante et trébuchante, des collections du Louvre à Abu Dhabi, capitale du luxe ostentatoire et centre d’affaires international.
Et les musées, affirme d’entrée de jeu Jean Clair dans L’Hiver de la culture, en plus d’être, pour certains d’entre eux, des supports du commerce international, affichent des architectures prétendument novatrices, et assurément insensées, à l’image du nouveau Musée d’art contemporain de Metz, qui tient à la fois du « Buffalo Grill » et de la « maison des Schtroumpfs ». Ces musées qui, dans le même temps, ne font plus malheureusement que rassembler des visiteurs solitaires et désorientés – « Plus les gens sont seuls, plus ils vont au musée » -, ignorants ou superficiels, agglutinés devant les guichets des expositions les plus « tendance » et défilant devant des œuvres que personne en réalité ne sait véritablement analyser et juger. L’art contemporain participe largement de cette décadence ou l’y précipite : « Le monde ancien était lent et discursif, le monde moderne en une seconde prétend s’ouvrir aux yeux : triomphe de la photo, de l’écran, de l’affiche, du schéma, du diagramme, du plan. Au mot qui était mémoire et mouvement, on substitue, immédiate, impérieuse, l’image. Là où il y a un tableau, il n’y aurait plus besoin de mots. Ce qui est vu efface ce qui est lu, pire encore, se fait passer pour ce qui est su ».
L’art qui s’impose aujourd’hui ne serait plus donc que spectaculaire et usurpatoire. « Le temps du dégoût est arrivé » , affirme notre muséologue. Et, précise-t-il avec une férocité rare « quand on ne peut plus les contenir [les décharges publiques], elles se déversent dans les musées, et l’on en dispose quelques-unes dans les salles, sous la direction d’un artiste, pour les baptiser œuvres d’art. »
Jeff Koons est, pour Jean Clair, l’un des symboles les plus évidents de cette dégradation artistique, lui dont les œuvres avaient investi les salons dorés de Versailles en 2008, notamment son fameux Balloon Dog. Voilà un artiste, ou qui se dit tel, « vêtu comme un trader, confondu avec ceux qui l’achètent », plus préoccupé de l’univers des marchés et de la spéculation que de l’art véritable. « On rêve à ce qu’un Saint-Simon, dans sa verdeur, aurait pu écrire de ces laissées de marcassin déposées à Versailles. » Jean-Jacques Aillagon qui présidait alors aux destinées du Château de Versailles et y avait invité Jeff Koons, a dû apprécier l’acide propos ! Et l’on est encore loin, ajoute Jean Clair, des provocations d’un Paul McCarthy, usant de déjections et consacrant un art excrémentiel (au sens… propre, si l’on peut dire, et figuré) pour réaliser des projections et inscriptions murales tristement explicites et des sculptures gonflables de la même veine. Quant aux installations, autre appellation et application de l’art actuel, elles trouveraient leur origine dans l’Aktion des années 60, mouvement initié par Otto Muehl, cet artiste autrichien qui affirmait : « Tout mérite d’être exposé, y compris le viol et le meurtre ».
Jean Clair conclut son ouvrage en insistant sur la dimension religieuse de l’art, vidée aujourd’hui de son sens. Les artistes en sont restés, selon lui, au stade esthétique de Kierkegaard, et sont incapables d’atteindre ou retrouver le stade religieux. Le drame de l’art actuel, selon Jean Clair, c’est qu’il a évacué toute transcendance. Les artistes ont perdu de vue les sources religieuses de l’art. Aujourd’hui, l’art est abandonné aux mains de tenants d’une « modernité amnésique », dont les prétentions et démonstrations esthétiques sont relayées et encouragées par de complaisantes organisations et institutions officielles, qu’elles soient politiques, administratives, voire… ecclésiastiques !
L’art peut-il encore sauver le monde dans l’hiver où il est entré ? Le diagnostic, régulièrement et fortement développé par Jean Clair, conservateur dans ses choix esthétiques, et « atrabilaire » – ainsi se désigne-t-il dans un de ses ouvrages parus en 2006 ! – ne porte pas à l’optimisme. Notre homme de l’art a-t-il raison et finira-t-il par convaincre ?