Holy Motors, les acteurs à gages sont parmi nous

 Le film de Leos Carax (Alex Dupont), Holy Motors, se fait devant le spectateur. Certes, c’est un peu laborieux au départ. Le réalisateur sort de sa chambre-monde-cellule pour se retrouver devant dans une salle de cinéma, seul éveillé en pyjama parmi la masse des spectateurs endormis. Nous ? Allons donc, pas encore. Ni à ceux qui se laissent embarquer dans la limousine de Monsieur Oscar. Voyage d’une journée dans la vie de M. Oscar, voyage d’une vie. Odyssée mécanique dans la grande limousine qui sillonne les artères de la grande ville, les veines irisées de lumières électriques. Au fil des rendez-vous de Monsieur Oscar qui sont autant de rôles, disons d’incarnations, la voiture se révèle également : longue loge mécanique voguant au gréé des mille visages d’une même vie.

Au premier abord, Leos Carax suit le comédien Denis Lavant. S’enchaînent ainsi des vignettes d’idées d’acteur : la beauté, la laideur, la banalité, la gentillesse feinte, la cruauté nue, le double, la vie dégradée, la mort esthétisée, la violence hystérisée qui déborde le cadre, la mort, encore, sur-écrite, surjouée, dramatisée. Qui sublime qui… ? Qui maîtrise ?

Finalement, M. Oscar-Lavant se dévoile sans rien montrer de lui. Du loufoque au pathétique, l’acteur montre qu’en se cachant il se révèle, pure brèche laissant jaillir à l’image le dit et le non-dit des personnages. Même si, comme le déplore M. Oscar, on ne voit plus les caméras. Même si les gens dorment la plupart du temps, il faut malgré tout « continuer pour la beauté du geste ».

Et puis… se relevant du lit de mort de son énième personnage, l’acteur bascule. M. Oscar rencontre une consœur  (Kilie Minogue). Oui, les « acteurs-à-gages » sont parmi nous ! Deux acteurs-à-gages qui s’aimaient avant… Un instant pour tenter d’apprendre à revivre, pour interrompre le jeu sans fin. Et c’est là, dans le double langage de ce film, que nous entrons vraiment dans le cinéma, dans un film. La chanson, la lumière, la direction des acteurs nous y font plonger. La chanson, la lumière, les personnages, une histoire vraie, qui aurait pu… Non, voilà sa fin. Éblouissante.

Le dernier rôle : la paie, l’au revoir maladroit à sa gentille et tendre chauffeuse (Edith Scob). Dernière incarnation : banlieue, morne banalité, classe moyenne, un père de famille rentre chez lui. Et malgré tout « on voudrait revivre » – clame Gérard Manset dans cette sublime chanson parfaitement choisie, Revivre. Du reste, comme le film comporte de nombreuses références cinématographiques à l’intention des connaisseurs, je ne résiste pas à poser une question quant à cette référence musicale : faut-il voir dans le choix de cet artiste un sous-entendu en écho ? En effet, son autre excellente chanson Animal, on est mal entretient une singulière résonance avec la fin de la scène finale avec Lavant…

 Dernière scène avec Lavant, car le véritable terminus (après un clin d’oeil à Edith Scob) se tient dans le parc de stationnement des limousines (Les petits bus ne sont pas loin…). Elles se parlent, s’entretiennent, se plaignent à voix basse, elles sont pleines de nostalgies, de regrets elles aussi… Elles philosophent : « les hommes ne veulent plus de machines visibles… », « les hommes ne veulent plus d’action. »

Aveux cachés du réalisateur ? Plus « d’action » alors même que le cinéma est cet art faustien par excellence qui pourrait faire sienne la maxime de Goethe : « Au commencement était l’action ».

Oeuvre dichotomique, brouillonne comme l’est souvent Carax, bouillon d’idée, de pistes esthétiques et éthiques à développer. Œuvre aventureuse qu’il convient d’aborder comme telle pour s’éviter une déconvenue qui serait navrante. L’inventivité est souvent bancale et Carax n’y coupe pas qui semble toujours suffoquer et haleter dans sa réalisation par peur de perdre un seul brin de cette herbe folle. Dans le flot des productions unanimistes, il est bien agréable de se laisser parfois déconcerter.

 Thierry Jolif

Holy Motors, film français de Leos Carax, avec Denis Lavant, Edith Scob, Kylie Minogue, Eva Mendès, Michel Piccoli, juin 2012, 1h55

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Thierry Jolif
La culture est une guerre contre le nivellement universel que représente la mort (P. Florensky) Journaliste, essayiste, musicien, a entre autres collaboré avec Alan Stivell à l'ouvrage "Sur la route des plus belles légendes celtes" (Arthaud, 2013) thierry.jolif [@] unidivers .fr

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