L’homme et l’animal, c’est le titre – et plus qu’un titre – le sujet passionnant du cycle ouvert en janvier aux Champs Libres de Rennes. Conférences, projections, débats, ateliers, de nombreux rendez-vous pour questionner les relations et les responsabilités. L’occasion, à travers une série d’article, de poser les jalons de ce débat qui, bien qu’ancien, ne fait que commencer…
1ère des 3 parties consacrées au cycle des Champs libres L’homme et l’animal, question éthique avec Élisabeth de Fontenay et Georges Chapouthier).
Affectives ou utilitaires, pacifiques ou antagonistes, nos relations avec les animaux sont ancestrales […] Ces dernières décennies, les relations à l’animal sont devenues plus radicales, posant de nouvelles questions : l’élevage traditionnel s’est transformé en production intensive, l’animal de compagnie est devenu un phénomène de société, les droits des animaux s’opposent au souhait de l’homme de développer la médecine par l’expérimentation animale… .
Si la question de l’éthique animale est encore bien trop souvent éludée à l’heure actuelle sur le plan des mœurs et dans le champ du politique, certains signes laissent espérer une évolution générale des mentalités à l’égard de la condition des bêtes. Le cycle de débats et de rencontres organisé par les Champs libres de Rennes autour du thème « L’Homme et l’Animal » va de ce sens, nous invitant à reconsidérer notre vision anthropocentrique du monde ; une initiative qui tombe à pic alors que l’Assemblée nationale vient de valider (mercredi dernier) la disposition de loi selon laquelle les animaux « sont des êtres vivants doués de sensibilité ». Bien que cette déclaration de principes fasse grincer des dents une partie des défenseurs de la cause animale, puisqu’elle s’avère purement symbolique, elle ouvre une brèche – certes mince – dans l’indifférence jusqu’ici compacte qui caractérise nos pouvoirs publics face au sort des animaux. Aussi, essayons d’être optimistes ! La modification du Code civil nous conduira peut-être à un débat de plus grande ampleur sur notre considération morale des animaux, et – qui sait – leur traduction en termes de véritables droits. C’est du moins ce qu’appelait de ses vœux la philosophe Élisabeth de Fontenay lors de sa venue le 14 janvier dernier aux Champs libres. Un avis que partage Georges Chapouthier, philosophe et neurobiologiste, directeur de recherche au CNRS, qui a donné mardi dernier une conférence salle Hubert Curien intitulée « Intelligence animale, droits de l’animal et expérience biologique ». Le chantier, cependant, reste énorme…
L’obsession du propre de l’Homme
En 1998, Élisabeth de Fontenay publiait un ouvrage monumental intitulé Le silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité, vaste synthèse des conceptions métaphysiques émises par l’Homme au sujet de l’animal.
Depuis l’antiquité, la philosophie s’est penchée sur l’animal, être omniprésent, dont l’incapacité à dialoguer a toujours donné libre cours à toutes nos interrogations. En effet, puisqu’ils ne parlent pas, comment savoir si les animaux ont seulement conscience d’eux-mêmes ? Ont-ils des désirs, au – delà des besoins ? Une mémoire ? Enfin, imaginent-ils l’avenir et perçoivent-ils l’horizon de la mort ? Si oui, comment justifier qu’on les exploite et qu’on les mange ? Où l’on voit que de grands penseurs de l’antiquité tels que Théophraste, Ovide et Plutarque se sont intéressés aux comportements des animaux et ont fait preuve d’une grande sensibilité à leur égard, de même que, bien plus tard, au temps des Lumières, Montaigne et Rousseau. Élisabeth de Fontenay loue par ailleurs Schopenhauer pour avoir été au XIXe siècle LE grand métaphysicien de la souffrance animale : « il a fondé toute sa métaphysique sur la pitié et la compassion, étant lui-même très, très marqué par le bouddhisme ». Elle rappelle également que « les républicains au XIXe siècle qui se battaient contre l’intrusion du catholicisme (lequel refusait de considérer la sensibilité animale), ont été extrêmement actifs pour réclamer un droit des animaux » : il en va ainsi de Michelet, qu’on pouvait difficilement soupçonner à priori d’avoir écrit quatre livres sur la question. Ernest Labrousse et Rosa Luxembourg furent également des militants en ce sens, ainsi que les membres de l’école de Francfort au XXe siècle (Théodor W. Adorno et Max Horkheimer).
En revanche, « il ne faut pas compter sur les théologiens pour faire avancer les choses » d’après la philosophe. Fermement athée, elle condamne ainsi notamment le christianisme, pourtant opposé aux sacrifices des animaux. En effet, puisque le Christ s’est donné en martyre aux hommes, la dimension sacrificielle de l’humain intériorisée par les croyants relègue l’animal au simple plan utilitaire (nourrir et servir les hommes). Il n’est plus un intermédiaire vers le sacré et encore moins considéré comme un individu. Cependant même en Inde, où l’on vénère des divinités animales, les conditions d’abattage se révèlent épouvantables, et on pourrait dénoncer longuement enfin les rituels d’abattage hallal et kascher, bien que ces deux dernières pratiques n’aient pas été évoquées au moment de la conférence.
De manière générale, l’histoire des rapports entre l’Homme et l’animal est avant tout faite de domination, d’exploitation, et de cruauté, ce à quoi on pourrait ajouter même sous couvert de respect et de mysticisme. « Le néolithique, déjà, est une époque de la souffrance et de l’exploitation animale », nous dit Élisabeth de Fontenay. D’un point de vue philosophique, « même si l’antiquité est un peu à mettre à part » selon elle, les matérialistes grecs et romains percevaient avant tout les animaux comme des objets, puisque selon eux, l’Homme et l’animal n’avaient rien à voir, ou très peu. Cependant, c’est surtout au XVIIe siècle que la négligence des animaux est portée à un point critique, à cause de la pensée humaniste de Descartes : « je pense donc je suis »… or selon lui les animaux ne pensent pas. Ils sont de fait des sortes de machines fonctionnant à l’instinct, que l’on peut exploiter à sa guise – bien que Descartes nuance un peu sa pensée puisqu’il ne nie pas les sens corporels et donc la souffrance physique des animaux. « S’il avait vécu plus longtemps, sans doute aurait-il admis finalement l’existence d’une sensibilité animale », nous dit Georges Chapouthier.
Cependant le mal est fait, et l’on ne peut que jeter la pierre à son élève Malebranche qui, reprenant de façon caricaturale la pensée de son maître, ira jusqu’à donner des coups de pied dans le ventre d’une chienne en affirmant que lorsqu’elle aboie, « c’est comme une horloge qui sonne l’heure ». L’influence de la pensée cartésienne, radicalisée par Malebranche, est demeurée très longtemps prégnante dans la conception dominante de l’animal en Europe, une position bien commode pour justifier l’élevage et surtout le fait de tuer. Au cœur de la pensée humaniste (au sens d’anthropocentrisme), l’obsession du « propre de l’Homme » revient ainsi sans arrêt pour justifier l’exploitation de l’animal, une manière aussi de satisfaire l’orgueil humain en se rassurant sur sa supériorité. L’Homme raisonne, il enterre ses morts, il rit… il imagine son futur, contrairement à l’animal. Ainsi « l’animal, c’est l’état d’exception, on a pu tout lui faire subir depuis des siècles et des siècles » (Élisabeth de Fontenay). Une hypocrisie certaine, puisqu’on ne peut raisonnablement s’accorder sur le fait que celui-ci (au moins dans le cas des mammifères) soit totalement dépourvu de sensibilité, comme le faisait remarquer Madame de Sévigné à la même époque.
Remettre en question l’obsession du « propre de l’Homme »
– Les progrès de l’éthologie
Deux grandes blessures narcissiques attendent cependant l’Homme au tournant : d’une part les découvertes de Darwin, qui font de celui-ci un cousin du singe, et établissent ainsi une continuité profonde entre les deux ; d’autre part, les constats de l’éthologie, autrement dit de la science comportementale des animaux. Dans ce domaine, le champ des découvertes n’en finit pas de s’élargir… Le neurobiologiste Georges Chapouthier en dresse ainsi un tour d’horizon sacrément dérangeant, qui donne déjà un aperçu de ce dont les hommes, par commodité, ont longtemps cherché, et, peut-on ajouter, cherchent encore à se détourner Il est bon de rappeler déjà que, sur le plan strictement biologique, les mammifères fonctionnent globalement comme les hommes : ils respirent comme nous, digèrent comme nous, se reproduisent comme nous… et souffrent comme nous dans leur chair. Selon la théorie de l’évolution : « l’homme est non seulement proche de l’animal, mais vient de l’animal. Dans sa nature, fondamentalement, l’être humain est un animal. » Faut-il rappeler que nous avons 98 % de gênes en commun avec les chimpanzés ?
Reste la question de la culture, qui s’oppose à l’état de nature, donc à l’instinct. « L’homme a toujours voulu faire une distinction entre lui-même, être de lumière, et l’animal vivant dans la bestialité ». S’il a fini par accepter sa nature biologique commune avec l’animal, l’homme a une culture que l’animal n’a pas ; mais depuis les découvertes récentes, on peut parler d’une « proto-culture animale » selon les termes mêmes de Georges Chapouthier, bien que celle-ci n’atteigne pas, bien entendu, la complexité de celle de l’être humain. « Une culture c’est un ensemble de comportements qui se transmettent entre les individus sans passer par la transmission génétique. Cela se transmet par enseignement, par imitation, par observation. Cette culture est liée, d’une part, au développement du cerveau qui doit être suffisamment puissant, mais aussi à la socialisation. Les animaux qui vivent en groupe ont besoin de partager des éléments entre eux qui vont faciliter la vie sociale : outils, règles cognitives, langages, morales, choix esthétiques. » Certains animaux utilisent ainsi des proto-outils, telles les grives qui conçoivent des enclumes à escargots, ou les chimpanzés, bien sûr, qui utilisent des brindilles pour faire sortir les termites. Ils conçoivent aussi des « méta-outils » permettant d’en fabriquer d’autres. Le chimpanzé peut ainsi utiliser une pierre pour en caler une autre qui lui sert à écraser des noix… et on observe que selon les groupes de chimpanzés, des techniques différentes sont transmises.
En outre, si l’on s’entend sur la définition du langage en tant que communication pouvant faire référence à un passé (donc sans se limiter au présent), on s’aperçoit qu’il existe une telle notion chez les abeilles, les anthropoïdes et les chiens. On peut également citer des notions d’esthétique, bien que les animaux ne contemplent pas les œuvres d’art : les courbes et la symétrie sont privilégiées par les singes lorsqu’ils tentent de dessiner avec le crayon qu’on leur fournit, les baleines chantent ce qui leur plaît, faisant preuve d’une grande créativité, et certains oiseaux d’Australie se colorent le plastron en écrasant des feuilles pour parader devant les femelles.
Dernier point, la morale : on a constaté que le tabou de l’inceste, la protection privilégiée des petits, les notions de sympathie, d’attachement, de négociations, d’aide aux handicapés ou encore de pardon existent chez des groupes de chimpanzés vivant en semi-liberté. Si, bien entendu, « les chimpanzés n’écrivent pas de traités de morale » (Frans de Waal), ils disposent donc quand même bien d’une morale empirique. De même, « l’amour d’un être humain pour ses enfants n’est pas différent de celui d’une renarde qui va se sacrifier pour ses petits […] en d’autres termes, le vécu émotionnel est le même. » Mettons également le doigt sur une réalité récemment constatée : la sensibilité des céphalopodes est comparable à celle des mammifères. Les études pourraient en outre bien se multiplier au sujet des poissons, qui malheureusement ont été ici passés sous silence.
– Refuser le propre de l’Homme, sans nier la signification de l’humain.
L’idée d’un « propre de l’Homme » correspondant à la raison, à la morale ou encore au rire est donc non seulement un postulat à éviter au regard des progrès – récents et à venir – de l’éthologie, mais surtout à combattre lorsque celui-ci prend les traits d’un essentialisme radical justifiant la violence sur les animaux. D’ailleurs, Derrida a critiqué le fait de parler de « l’ Animal » et de « l’Homme », tous deux au singulier, ceci comportant l’idée d’une césure hermétique entre les deux, incitant à la domination arbitraire du premier sur le second – d’autant plus que ce regroupement incite sans raison à associer des espèces radicalement différentes les unes des autres sous le second dénominatif.
6Élisabeth de Fontenay insiste cependant sur une conception qui lui est chère : « il faut éviter à tout prix le propre de l’Homme, mais en se refusant à nier la signification de l’Humain. »Une position pour le moins difficile à expliciter ; on peut la comprendre comme une invitation à reconnaître le spécisme tout en refusant la domination des hommes sur les animaux, en insistant sur le fait que l’homme, du fait de ses sur-capacités, doit justement être exhorté à protéger les animaux les plus vulnérables. « Il y a une continuité c’est une évidence absolue […], mais nous sommes issus de déviations, dont on ne trouvera jamais la cause, et qui ont donné des êtres pour lesquels la transmission des caractères acquis compte plus que la transmission génétique. Nous avons une hérédité exogène puisque nous sommes des êtres parlants ; ainsi c’est le langage et sa double articulation qui font de nous des êtres singuliers, spécifiques ; nous avons créé le droit, l’Histoire… aussi, on ne peut pas rabattre ni l’ethnologie sur l’éthologie ni l’histoire sur la biologie.
Il faut bien le comprendre, même s’il ne faut pas retomber dans le propre de l’homme. Nous avons une capacité à prendre des responsabilités que pas un animal n’a. L’animal ne sait pas ce que c’est, nous sommes capables d’en prendre, y compris vis-à-vis des bêtes. Cela est lié à un développement de notre cerveau, de notre parole. Donc il y a continuité, mais ou mutation, et émergence de ce que nous sommes ».