L’idiot du palais de Bruno Deniel-Laurent, de la maison de servitude à la liberté

Pour son premier roman, Bruno Deniel-Laurent nous emmène dans l’enfer secret et sucré d’un simulacre des Mille et une Nuits…

Le jeune Dusan (prononcer « Douchane »), en recherche d’emploi, se fait embaucher comme agent de sécurité à Paris, avenue Foch. Dans un immeuble huppé transformé en palais oriental, il doit, avec d’autres, pourvoir aux moindres exigences de la Princesse. Domesticité hiérarchisée en fonction des nationalités d’origine, répartie sur tous les étages de la bâtisse, sécurité dirigée par l’inquiétant docteur Elias, tout est organisé, rôdé au millimètre pour satisfaire les moindres desiderata de celle qui n’est qu’une caricature de Shéhérazade, baudruche inane, gonflée de gloutonnerie et de vide existentiel. Dusan, malléable, mais observateur, fait office de potiche encravatée dans ce décor fastueux dont Sébastien Lapaque (article du 4 septembre 2014 paru dans Le Figaro littéraire) a justement noté le caractère d’enclave juridique propice à un esclavage moderne mené à l’insu du monde extérieur. Le sentiment de déréalisation qu’éprouve Dusan commence à s’effriter lorsqu’on l’informe de l’arrivée du Prince. Ce dernier, amateur de sexe et de chair fraîche, exige une consommation journalière. Dusan se voit donc chargé de dénicher une prostituée capable de se plier aux fantasmes de celui qui, pas plus que la Princesse, n’a de véritable substance ni ressemblance à la vénérable littérature des Mille Et Une Nuits. Sur les boulevards extérieurs, Dusan « recrute » Khadija. Il va en tomber amoureux, ce qui n’est pas du tout dans ses prérogatives d’agent de sécurité.

Bruno Deniel LaurentKhadija, c’est l’Orient moins les contes. Dusan, happé par l’ambiance délétère du Palais, veut désormais vivre avec elle une idylle parfaite, mais son retour au réel, un réel sans fioritures, sera brutal. Et salvateur. De cela il ne prendra toute la mesure qu’un peu plus tard, dans une scène de mort et de renaissance. Pour leur part, le Prince et la Princesse ne vivent pas dans un espace et un temps qui seraient dégagés de l’inéluctable dégradation des choses et des êtres, ce qu’on appelle l’entropie. Leur illusion est entretenue par la glaçante machinerie ancillaire et sécuritaire du Palais. Peur de la reconduite dans le pays d’origine, peur de la précarité, à peu près tous, parmi le personnel, entretiennent à leur tour cette machinerie. Seul le mystérieux docteur Elias, dont la biographie et les motivations restent obscures, offre une figure véritablement maléfique, celle d’un serpent qui n’en finirait pas d’offrir des pommes pourries à tous ceux qu’il croise dans le Palais, ce faux paradis en plein Paris.

Bruno Deniel-Laurent
Bruno Deniel Laurent

Si le paradis est évoqué, c’est parce que Dusan en sera chassé, quoique ce ne soit pas par un ange brandissant une épée de feu. Le détail significatif, ici, est que c’est au Bois de Boulogne que le protagoniste ira finir une course folle. Nous savons tous que cette zone boisée n’a rien d’un chaud Eden oriental et connaît quotidiennement l’industrie de la prostitution, mais l’ingéniosité de Bruno Deniel-Laurent consiste à recadrer la possibilité d’une existence, riche d’enseignements, de symboles. C’est dans un cadre végétal, et non dans l’armature de béton et de carton-pâte du Palais de l’avenue Foch, que commence l’aventure humaine. Le Palais n’est qu’une coruscation démente dans laquelle se déploie, par une routine sinistre, la vaine tentative de soustraire l’être au temps, à la mort, à la marche vers une vérité infusée en nous-mêmes. Dusan entreprend finalement ce trajet. Si les contes, les mythes ont une vérité, c’est bien qu’ils ne sont pas déconnectés de notre propre expérience. S’ils représentent un apprentissage, fort éloigné du reste des pédagogismes à géométrie variable dont les calendriers électoraux et les carriérismes voudraient rythmer la vie, c’est bien leur application hic et nunc, au cœur du réel, dans son expérience personnelle, et non dans des assemblages illusoires. Le Prince et la Princesse, dont on ne sait même pas les noms, sont pris dans leur propre enfer, interminable orbite autour des facettes les plus infantiles, les plus bassement organiques de leurs egos. Elias est leur démiurge. Sans parler, à nouveau, de ce que connaissent les « petites mains » de cette étrange demeure.

Bruno Deniel Laurent
Bruno Deniel Laurent

On peut se demander si n’est pas fustigé ici tout ce qui, en nous, voudrait une stase, ou une répétition de l’Histoire, de ce « mieux » qui avait cours « avant ». C’est bien en se séparant du Palais que Dusan accède à l’Histoire, à son histoire, et même (peut-être avant toute chose) à la possession de son nom : Dusan signifie en effet « âme », « esprit ». Avant cela, avant son poste d’agent de sécurité au Palais, l’auteur ne nous renseigne pas vraiment sur lui ; autant dire que « l’idiot », ici, est l’innocent, la figure virginale, initiale, du bateleur qui accède, au fil des pages, à la stature d’homme. Parvenu à ce stade, Dusan retournera volontairement en Enfer, dans une tout autre démarche. Bruno Deniel-Laurent possède une expérience d’accompagnateur de princes des Émirats arabes unis. On peut évidemment spéculer, à la lecture de ce livre, sur la part de l’autobiographique et du purement fictif, mais il semble plus intéressant de retenir que Deniel-Laurent, voyageur au discernement sûr, a su, dans ce premier roman, transmettre avec une écriture fluide, bienveillante et sans niaiserie aucune, tout l’intérêt qu’il a déjà eu l’occasion de manifester, dans une production d’articles conséquente, pour les étranges et fascinants chemins qu’empruntent nos destinées.

 Il était entré dans le gosier du Palais, avait profité de ses largesses, joui de sa chaleur, et le Palais, suivant sa loi d’entropie, avait voulu l’avaler, le digérer, mais il était resté en suspension, incomestible pour son œsophage gâté. Alors lui revint en mémoire l’image de la Princesse s’étouffant avec une pistache, les Philippines affolées dans le lobby et les hurlements des dames de compagnie, et il revit ce gigantesque monticule de chair trembler sur sa base vermoulue, mis en péril par un simple fruit sec. 

 Feuilletez le livre

Bruno Deniel-Laurent L’Idiot du Palais, éditions de la Table Ronde, septembre 2014, 144 pages, 228 KB, 16 euros (format papier), 11,99 euros (format numérique).

Né à « Chio » dans le Haut-Anjou sous la présidence de Georges Pompidou. Rédacteur en chef de feu la revue Cancer! et de la revue Impur, collaborateur des pages culturelles du magazine Marianne et des hors-séries de L’Obs, de la revue Schnock et de La Revue des Deux Mondes, Bruno Deniel-Laurent est l’auteur chez Max Milo d’un essai polémique, Éloge des phénomènes, et d’un abécédaire littéraire sur sa province natale, L’Anjou en toutes lettres (Siloë). Il est l’auteur, avec Guillaume Orignac, de Cham, film de création documentaire sur le génocide des musulmans du Cambodge et auteur-réalisateur d’On achève bien les livres, essai cinématographique sur le pilon des livres. Son premier roman, L’Idiot du palais, est sorti en septembre 2014 aux Éditions de la Table ronde dans la collection Vermillon. Travaillant actuellement sur la question des Kurdes de Syrie, il tient une galerie photographique compilant ses clichés pris en novembre 2014 au Rojava (Kurdistan syrien).

Oeuvres principales :
Cham (2010)
L’Anjou en toutes lettres (2011)
On achève bien les livres (2012)
Éloge des phénomènes (2014)
L’Idiot du palais (2014)
Voyage au pays des Chams (2015)

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