Dans les yeux d’Emmanuel Lepage, dessinateur de BD

L’Île Vierge, un phare dans les yeux d’Emmanuel Lepage paraissait le 29 avril 2022, aux éditions Locus Solus. Accompagné de la plume du dramaturge Goulc’han Kervella, le roman graphique retrace l’histoire du plus haut phare d’Europe et parmi les plus hauts du monde. Familier du milieu de la mer, le dessinateur de bande dessinée livre des aquarelles douces et mystérieuses, révélatrices d’un style perfectionné au gré de ses voyages. Itinéraire d’un dessinateur BD devenu peintre officiel de la Marine.

Situé au nord-est de l’Aber-wrac’h, l’îlot dénommé « l’île Vierge » s’étend sur près de sept hectares à 1.4 km de Plouguerneau (Finistère). Lieu magique, il abrite en son sein le plus haut phare d’Europe et parmi les plus hauts du monde. Son histoire, propice aux mythes et légendes, fait aujourd’hui l’objet d’un livre publié aux éditions Locus Solus, une commande de la communauté de communes du Pays des Abers. Et c’est à travers les yeux du dessinateur Emmanuel Lepage et la prose de l’écrivain Goulc’han Kervella que la commune a décidé de raconter l’histoire du phare classé monument historique depuis 2011.

Emmanuel Lepage
Emmanuel Lepage

Le dessin est naturel pour tout enfant. Il est le premier moyen d’exprimer son monde intérieur, quelque soit sa classe sociale ou ses origines. « Je pense que le dessin est à la base de notre existence en tant qu’être humain, mais aussi de notre histoire. Il est intemporel et universel », déclare d’ailleurs le dessinateur. La majorité cesse cette activité en grandissant, mais Emmanuel Lepage, lui, n’a jamais arrêté. Ses dessins, à la forte dimension narrative, sont autant de preuves de sa destinée professionnelle que de la spécificité que possédera son travail. « Le dessin m’intéresse dans la mesure où il est narratif. Si je dessine c’est d’abord par intérêt pour le récit. »

Comme beaucoup de dessinateurs de sa génération, le dessinateur, scénariste et coloriste breton a grandi avec la BD franco-belge. « La bande dessinée que je pratique n’a plus rien à voir avec celle de mon adolescence et qui m’a donné envie den faire », explique-t-il avant de préciser : « Elle est différente tout en gardant les fondamentaux : le désir de narration, de fluidité. Je ne perds pas de vue que je raconte des histoires. » L’aventure de celui qui se rêve dessinateur de BD depuis l’âge de 10 ans commence réellement en 1982, quand il a 16 ans. La fin du monde aura-t-elle lieu ? sa première BD aujourd’hui collector, est tirée à 35 exemplaires aux éditions Ouest-France. Les années suivantes sont autant de chapitres qui entérinent son parcours dans ce monde de bulles et de cases. Il publie chez les plus grandes maisons d’édition spécialisées : le diptyque L’Envoyé sur un scénario de Georges Pernin aux éditions du Lombard ; Névé qu’il cosigne avec le scénariste Dieter (1991) et Alex Clément est mort sur un scénario de Delphine Rieu (2000) chez Glénat ; La Terre sans Mal sur un scénario de l’écrivaine Anne Sibran chez Aire Libre aux éditions Dupuis (1999).

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Le Breton raconte des histoires par le dessin depuis maintenant plus de 30 ans, recherchant sans cesse la nouveauté, mais révélant toujours un goût prononcé pour le voyage qui lui vient de son enfance. De ses vacances en famille, à sillonner l’Europe en camion ou voiture, il a en effet conservé un appétit pour les rencontres, le besoin d’explorer d’autres horizons et le ravissement de l’anonymat. Ces plaisirs l’ont ensuite suivi dans ses aventures en solitaire et qu’il espère transmettre dans chaque création. « Quand on voyage seul, on voyage sans passé, sans histoire et parfois même sans sa langue », raconte-t-il. « J’aimais vraiment le fait d’être autre, d’être dans une autre vie, une autre dimension presque. »

Au fur et à mesure de ses pérégrinations, son travail s’est peu à peu inscrit dans la bande dessinée documentaire, dite “de reportage”, jusqu’à devenir un incontournable. Parmi ses œuvres : Un printemps à Tchernobyl en 2012 dans laquelle il raconte son séjour en Ukraine ; La Lune est blanche en 2014 qui suit le voyage des deux frères (le photographe François et Emmanuel Lepage) en Terre-Adélie dans le cadre d’une mission scientifique. « Ce que j’aime c’est voyager pour dessiner. Le voyage permet le déplacement du regard, la découverte d’autres façons de vivre et de penser. Je me suis vite rendu compte d’à quel point ça élargissait l’esprit. » Emmanuel s’attache à mettre en images ses voyages, mais surtout son amour des rencontres. « Il y a quelque chose de magique dans le dessin, c’est un moyen extraordinaire pour rencontrer des gens. » Voyager est néanmoins moins impérieux aujourd’hui que ça ne l’était à une certaine époque. Les moments où il se sent le moins connecté à sa vie et coupé de son environnement naturel se révèle être ceux qu’il passe à sa table à dessin. Il voyage dans ses dessins.

« La bande dessinée me ravit par les possibilités qu’elle offre. »

Ses voyages prennent un tournant maritime à l’orée des années 2010. Emmanuel Lepage dessine la mer depuis une dizaine d’années, mais l’immensité bleutée était déjà au cœur de ses histoires adolescent. De son père marin dans sa jeunesse au monde des peintres de la mer, tels Albert Brenet (1903-2005) ou les peintres anglais et russes, elle a toujours fait partie de lui. Celui qui ne l’apercevait que depuis la côte a alors vu un rêve lointain se concrétiser : l’embarquement à bord du navire ravitailleur le Marion Dufresne. « J’ai eu l’occasion de vivre la mer dans mon corps puisqu’on est parti.e.s dans les mers les plus agitées du monde, celles qu’on appelle les 40e rugissants et les 50e hurlants [vents que l’on retrouve dans l’Océan Austral, au plus proche de l’Antarctique. Ils portent les numéros des parallèles qui les délimitent, dans l’hémisphère sud, ndlr.]. »

L’expérience changera à jamais sa perception et son approche graphique de ces étendues infinies. Son travail s’attachera à représenter au mieux le mouvement perpétuel de l’eau, la grandeur des vagues, le jeu de couleurs et les nuances de bleu, de gris et de blanc, mais également son ressenti. Entouré de cette étendue, il a cherché une technique qui lui serait propre afin de retranscrire ces eaux tantôt calmes et sereines, d’autres fois inquiétantes et violentes.

De ce périple maritime dans les terres australes (île de Kerguelen, archipel Crozet, etc.) naît la bande dessinée de reportage Voyage aux îles de la Désolation (2011). L’auteur y associe des illustrations, des planches de bande dessinée et des croquis de voyage, des approches qu’auparavant il dissociait méticuleusement mais dont il a plaisir de rassembler aujourd’hui dans un même ouvrage.

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C’est toutes ses expériences qui l’ont mené au livre L’Île Vierge, un phare dans les yeux, publié aux éditions Locus Solus. En 2017, sa bande dessinée Ar-men, l’enfer des enfers s’attaquait au mythique phare surnommé ainsi, le plus éloigné des côtes françaises. Raison pour laquelle il a d’ailleurs été contacté par la communauté de commune du Pays des Abers. Le dessinateur BD nommé en 2021 Peintre officiel de la Marine, une première pour l’institution, poursuit son chemin au milieu des titans des mers et rend cette fois hommage à l’édification d’un autre « cierge de pierre ». Il quitte pour ce faire le large de l’île de Sein à la pointe du Finistère, où repose Ar-men, pour l’archipel de Lilia. Il met en aquarelles la beauté et l’histoire du colossal de pierre de l’île Vierge à travers 21 illustrations originales, enrichies de la plume de l’écrivain Goulc’han Kervella. Ce travail s’inscrit dans le programme de restauration du premier phare, le plus petit, pour en faire un lieu d’accueil. 

ile vierge Emmanuel Lepage
Illustration tirée du livre L’Île Vierge, un phare dans les yeux. Dessins d’Emmanuel Lepage et textes de Goulc’han Kervella, éditions Locus Solus, 2022.

Après une brève histoire des phares en Bretagne, les textes content la naissance des deux phares de l’île. Le premier, en cours de réhabilitation, fut érigé entre 1842 et 185 et fait partie du premier réseau de phares finistériens. Il possède extérieurement la forme d’une pyramide et mesure 33 mètres de haut. Construit à la fin du XIXe siècle sur un ancien monastère, le second, imposant cierge de granit de 82,5 mètres de hauteur, s’est élevé entre 1897 et 1902. 365 marches mènent au sommet et 12 500 d’opaline, verre à l’aspect blanc laiteux, habillent l’intérieur. Encore aujourd’hui, il continue de dominer le littoral de l’entrée de la Manche, balayant de son feu blanc l’étendue bleutée jusqu’à 52 km à la ronde.

Sont également narrés le quotidien de ses gardiens, autour desquels un imaginaire collectif n’a cessé de se développer, et l’ancrage du fanal entre Manche et Iroise depuis 176 ans. « Les illustrations comme celles de L’Île Vierge sont comme des récréations », révèle-t-il. « Le dessin en bande dessinée n’est pas pensé de la même manière que l’illustration. Ce n’est pas du tout la même approche. L’illustration est un dessin qui capte tandis que le dessin en bande dessinée est une image qui nous fait sortir vers celle qui suit. On est dans un mouvement, une narration. L’histoire naît du passage d’une image à l’autre, on imagine des dessins qui nous emmènent au dessin suivant. »

ile vierge Emmanuel Lepage
Illustration tirée du livre L’Île Vierge, un phare dans les yeux. Dessins d’Emmanuel Lepage et textes de Goulc’han Kervella, éditions Locus Solus, 2022.

De son travail d’incubation, de ses recherches et de ses croquis au trait à main levée très souple, surgissent des formes, futures illustrations qui construisent ses bandes dessinées ou romans graphiques, à l’instar de L’Île Vierge. L’observateur plonge à l’intérieur de ses aquarelles créées autour de la mythologie des phares, et des gardiens, et se promène dans les nuances de couleurs et les paysages. Les lecteurs et lectrices retrouvent avec plaisir la patte d’aquarelliste propre à Emmanuel Lepage et ses dessins perpétuellement lestés d’un certain mysticisme, d’une certaine nostalgie du temps. Sans pouvoir expliquer où et à quel moment, ces derniers sont inconsciemment imprégnés de cette dimension symbolique et sacrée qui capte l’attention et captive le lectorat. « C’est d’ailleurs pour ça que j’aime les récits. La dimension porteuse de mythologie étaye le réel », éclaire Emmanuel avant de penser presque à haute voix : « Un dessin est une forme de rêverie qui se nourrit de petits objets, de rencontres. »

En novembre 2022, le dessinateur embarquera de nouveau sur le Marion Dufresne pour de nouvelles rencontres, de nouvelles histoire. Mais avant il offrira à son public un projet de bande dessinée d’envergure sur lequel il travaille depuis trois ans.

Ni bateau ni mer ne formeront le paysage de ce futur récit. L’histoire prendra place dans les années 70, dans la campagne à côté de Rennes, dans une communauté dans laquelle il a vécu avec ses parents. Une période qui a marqué le dessinateur et l’a construit. Depuis ses débuts, Emmanuel Lepage saute d’un univers à l’autre, mais en filigrane est prégnante la nostalgie d’un temps passé et l’idée de communauté. « Dans ce livre, vous aurez la clé de tous mes autres livres. Ce qui m’intéresse c’est vraiment le vivre ensemble », confesse-t-il avant de conclure en rigolant : « Chose paradoxale c’est que j’ai un métier plutôt solitaire ». Le dessinateur livrera ici son histoire la plus personnelle, de près de 300 pages, le 16 novembre 2022.

L’Île Vierge, un phare dans les yeux, dessins : Emmanuel Lepage, textes : Goulc’han Kervella, éditions Locus Solus et coéditions : Communauté de communes Le Pays des Abers. 48 pages, 17 euros. Parution : 29 avril 2022.

L’inauguration du phare de l’Île Vierge est prévue le 27 juillet et une exposition sera prochainement ouverte au Sénat, au jardin du Luxembourg à Paris (Dates à venir)

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