Erri de Luca est l’un des romanciers italiens contemporains les plus populaires. Populaire au plein sens du terme. Né il y a un peu plus de 70 ans d’une famille riche, mais ruinée par la Deuxième Guerre mondiale, l’écrivain accomplira une vie très simple qui l’aura vu grandir dans une Naples des milieux les plus humbles, une longue vie de labeur ouvrier et d’engagement politique très marqué à gauche.
De Montedidio, récit de sa jeunesse napolitaine, jusqu’à Impossible paru chez Gallimard en 2020, tous ses livres auront été le témoignage d’une modeste existence faite de courage, d’affrontements et de luttes, fidèle à des principes et des amitiés qui n’auront jamais changé. Singulièrement, il est aussi un écrivain-voyageur d’une espèce rare, celle de l’alpiniste qu’il est devenu vers l’âge de trente ans, peut-être le seul romancier à avoir gravi trois fois l’Everest ! Impossible, son dernier livre, est un peu un résumé de sa vie et la marque ultime d’une œuvre profondément humaine et sincère.
Impossible est un dialogue en forme de procès-verbal – accentué par la forme volontairement dactylographiée du texte – entre un juge, jeune et inexpérimenté, convaincu de la culpabilité du justiciable assis en face de lui, vieil homme blanchi sous les épreuves du temps et de la politique, un homme « de la génération la plus poursuivie en justice de l’histoire de l’Italie », celle des « années de plomb » où le terrorisme criminel avait semé la terreur dans les années 70 et 80. Erri de Luca avait participé à ces mouvements politiques radicaux en adhérant à Lotta Continua. Autant dire que le récit Impossible est un texte fortement autobiographique, Erri de Luca ayant été lui-même jugé pour un activisme politique qu’il ne reniera à aucun moment et assumera avec une conviction jamais prise en défaut.
Un magistrat soupçonneux interroge donc un justiciable, présent le même jour sur le même chemin de randonnée montagnarde dans les Dolomites qu’un ancien camarade de lutte, terroriste repenti et « collaborateur de justice », qui, quelques décennies plus tôt, l’avait dénoncé aux juges avec bon nombre de ses compagnons. Alors, coïncidence ? Le repenti gravit lui aussi la pente, au même endroit, « à la vire du Bandiarac, en val Badia. » Et chute. Le corps est retrouvé au fond d’un ravin. « Endroit escarpé et dangereux. Je cherche des endroits difficiles, en dehors des sentiers battus, pour me sentir à l’écart du monde » précise au juge notre montagnard solitaire qui a alors eu, lui dit-il, le réflexe de tout randonneur et alpiniste de signaler aux services de secours les vêtements et les traces d’un corps qu’il aperçoit au bas d’un précipice.
« Une étrange surprise, n’est-ce pas ? Vous vous trouviez sur le même sentier peu fréquenté, quarante ans après le procès […] Que vous vous soyez trouvés là tous les deux par hasard est tellement improbable que cela en devient impossible » ne cesse de lui lancer l’obstiné homme de loi, bien déterminé à démonter la défense inébranlable de l’accusé et démontrer sa culpabilité à l’issue d’un interrogatoire à charge long et entêté. « Il n’existe pas d’amis ou d’ennemis quand il faut porter secours, vous ne savez même pas comment est fait l’endroit » se défend le prévenu face à cet homme ignorant tout de la montagne et de ses dangers. « J’ai fait mon devoir et ça s’est transformé en acte d’accusation. »
Les questions réitérées du jeune juge ne vont pas faire varier d’un iota les déclarations et la déposition du prévenu, inébranlable dans sa détermination, calme dans son expression, fidèle à ses convictions, passées ou présentes : « Vous continuez au-delà des barreaux à exiger des désaveux de nos vies. » Persuadé que pour ce juge « l’aveu d’une vengeance politique servirait à fermer une parenthèse restée ouverte jusqu’à aujourd’hui », il déplore aussi, que « la célébrité qui nous rend inoubliables, nous les anonymes, c’est notre inscription à vie dans les archives de la police. Là-dedans, nous sommes ineffaçables, à perpétuité. »
L’accusé garde malgré tout la bienveillance de l’homme d’expérience, ancien combattant d’une cause perdue mais que n’anime aucune haine, rancœur ou esprit de vengeance : « Je n’éprouve aucune hostilité pour cet homme qui a l’âge du fils que je n’ai pas eu. » Pas même non plus pour le traître qui l’a dénoncé. « Vous vous trompez sur le passé, dit-il au juge, il ne reste pas intact. Le temps est une lèpre qui le fait tomber par petits bouts. »
L’accusé, très vite, a vu juste face à un magistrat, d’abord prisonnier des apparences et des approximations d’une enquête ni faite ni à faire, un juge bientôt troublé par la conviction et la solidité d’un justiciable qui répond sans faiblesse, argumente pied à pied et commence à convaincre : « Avec le magistrat il s’agit plus d’un débat que d’un interrogatoire » se dit alors l’accusé.
C’est le tournant du livre où l’on observe un juge déstabilisé et défait peu à peu par la philosophie d’un ancien terroriste qu’il finit par questionner non plus pour le mettre en difficulté mais pour chercher une vérité bien au-delà des faits bruts et primaires. L’interrogatoire se transforme alors en un forum à deux voix où les interlocuteurs débattent des questions chères à l’écrivain : l’engagement politique, la justice, la liberté, l’amitié, la montagne, l’importance et la justesse des mots – « La langue est un système d’échange comme la monnaie. La loi punit ceux qui impriment de faux billets mais elle laisse courir ceux qui utilisent des mots erronés, moi je protège la langue que j’utilise. » On assiste alors à une forme de maïeutique à l’envers où c’est le maître du temps judiciaire qui apprend d’un justiciable, maître d’un autre temps, celui de l’expérience et de la vie, c’est la justesse argumentaire d’un simple prévenu opposée à la justice menée et maniée par un fonctionnaire crispé sur une interprétation de l’histoire italienne passée et dépassée – « Prendre connaissance des événements d’une époque à travers les documents judiciaires, c’est comme étudier les étoiles en regardant leur reflet dans un étang » -, c’est la raison d’un citoyen libre face à la rigide raison d’État. « Vous avez le pouvoir de décider même sans connaître, lui assène l’accusé. […] C’est le parfait objectif du pouvoir, arriver au plus haut degré d’incompétence et décider de tout. »
Lors du dernier interrogatoire, le juge avoue à l’accusé qu’il est allé parcourir des sentiers de montagne, et c’est une révélation qu’il a l’honnêteté de reconnaître : « Je découvre que j’aime ça et je vous comprends un peu, vous les alpinistes. Je me concentre mieux en marchant en montée, je rassemble mes idées. » L’alpinisme, voie royale pour équilibrer corps et esprit ? Notre accusé n’est pas loin de gagner la partie. Celui qui marche doit toujours accepter une part de risque et d’incertitude, insiste-t-il. Il est des passages où il n’y a droit ni à l’erreur ni au faux pas, « en montagne comme face à un juge, on ne peut trébucher. »
De cette forme dialoguée surgit la vérité d’un homme engagé et d’un écrivain qui fut défenseur d’une idéologie révolutionnaire, acteur de rudes luttes collectives que le siècle nouveau a fait réapparaître sous d’autres formes, la défense de la nature tout spécialement dont s’est emparé logiquement un Erri de Luca enraciné à la terre, amoureux émerveillé de la montagne et de la beauté sauvage et aérienne des animaux qui en peuplent les versants et les rocs, comme le « chamois en apesanteur, [ou] la biche dont la fuite est une danse. »
Ce dialogue en accueille un autre, à sens unique, doux et apaisé, celui-là : des lettres adressées par le détenu à la femme qu’il aime, écrites pendant la garde à vue, entre deux rugueux échanges d’idées et d’arguments avec le juge : « Amorremio – ainsi la nomme-t-elle -, tu es venue et ma réticence et mon incertitude se sont évanouies. Tu as bouleversé mon univers […] et ta présence a mis les jours en file indienne en route vers les rendez-vous. […] Avec toi j’ai appris l’amour qui maintient sa prise et sa durée au-delà des disputes, des différends, des défauts, jusqu’à les aimer aussi. C’est l’amour pour ton air contrarié, tes explosions et le retour des sourires ensuite. »
Telle une parabole que nous offrirait cet auteur, grand lecteur et passionné traducteur des textes bibliques, voilà donc un récit bref, tendu, magistral, superbement traduit par la voix française de l’auteur depuis toujours, Danièle Valin, dernier autoportrait (en date) d’un exceptionnel romancier et délicat poète, acteur infatigable des grandes causes de l’histoire contemporaine, désormais militant des combats et défis écologiques du XXIe siècle.
Impossible : roman, par Erri de Luca, traduit de l’italien par Danièle Valin, Gallimard, coll. Du monde entier, août 2020, 172 p., ISBN 978-2-07-286082-9, prix : 16.50 euros.