Didier Blonde est romancier. Et, à sa manière, détective. Comment Didier Blonde, découvreur et explorateur de vies célèbres ou anonymes, aurait-il pu passer à côté de l’énigme de L’Inconnue de la Seine ?
Didier Blonde est toujours à la recherche d’identités cachées, énigmatiques ou fictives, qu’elles soient celles de personnages de la littérature, connus ou méconnus (Carnets d’adresses de quelques personnages fictifs de la littérature, en 2020, Les voleurs de visages : sur quelques cas troublants de changements d’identités, Rocambole, Arsène Lupin, Fantômas & Cie, ou d’inconnus en 1992), ou bien celles de personnalités qui furent bien vivantes, mais parfaitement inconnues (Leilah Mahi 1932 en 2015). Sans parler de vies tragiquement interrompues comme celle de cette actrice du cinéma muet, Suzanne Grandais, la Mary Pickford française, dont il fit un magnifique portrait dans Un amour sans paroles.
Un jour, Simon, libraire de livres anciens à l’adresse du « Piéton de Paris », aperçoit un buste de jeune femme posé dans la vitrine d’un brocanteur. Et l’achète, sans hésiter.
« Un visage beau comme un corps de femme. Paupières closes, pommettes saillantes, cheveux en bandeaux plaqués sur les oreilles, légère inclinaison de la tête sur le côté dans un mouvement de défense à peine perceptible, et cette peau si blanche, diaphane, ces traits si purs, un songe, enfin ce sourire perpétuel, comme une ironie polie, tellement étrange. »
C’est L’inconnue de la Seine lui dit le brocanteur. Une copie, comme il s’en est fait des centaines, à destination des étudiants d’écoles d’art ou de médecine, ajoute-t-il.
L’inconnue de la Seine est une figure de la mythologie parisienne – « tout défunt vit dans la légende » écrit Didier Blonde -, une personne à la vie parfaitement anonyme, disparue dans une mort énigmatique. « Tout le monde la connaît, mais personne ne sait rien. C’est comme si la célébrité avait effacé son identité. » Tout ce que l’on sait, ou devine, c’est que l’inconnue de la Seine est une jeune femme qui s’est noyée, volontairement, croit-on, dont on a repêché le corps en 1901- les sources diffèrent quant à la date précise -, au bord du canal de l’Ourcq.
L’inconnue de la Seine a déjà fasciné quelques écrivains avant Didier Blonde. Supervielle la fera revivre dans L’Enfant de la haute mer, et Aragon s’interrogera dans Aurélien :
« On ne sait rien d’elle… une inconnue… qui s’est jetée dans la Seine, une jeune femme, elle a fermé les yeux sur son secret… pourquoi a-t-elle fait ça ? La faim, l’amour… On peut rêver ce qu’on veut… Qu’est-ce qui a poussé le carabin de service, là, à côté, à la Morgue, à prendre le moulage de cette noyée-là, et pas d’une autre », une noyée au sourire énigmatique, une « Joconde du suicide. »
La belle inconnue aura marqué pareillement Brecht. Et puis Rainer Maria Rilke, arpenteur de Paris lui aussi, qui s’attardait à « la boutique du mouleur chaque jour et devant le visage de la jeune noyée que l’on moula à la morgue, parce qu’il était beau, parce qu’il souriait, parce qu’il souriait de façon si trompeuse, comme s’il savait » écrit-il dans les « Carnets de Malte Laurids Brigge ». Le dramaturge Odön von Horváth quant à lui « tenait l’histoire de son amie Hertha Pauli qui avait écrit un récit dont il s’était inspiré pour sa pièce. »
Autant de sources qui vont plonger dans des abîmes de réflexions et de rêveries sans fonds ni fin notre libraire, veuf de Marie, sa compagne. Un Simon hanté par la mort de sa tendre amie, disparue volontairement elle aussi, anéantissant tragiquement leur histoire d’amour. De Marie, Simon n’a aucun portrait, aucune image. La seule photographie de l’époque où ils vivaient ensemble le représente seul. C’était elle qui prenait la photo, elle était « l’opérateur qui la fait exister en s’escamotant. » Et Simon regrettera de ne pouvoir deviner sur son visage saisi par l’objectif sans finesse de l’appareil le reflet rayonnant de sa tendre compagne. Double mystère : le souvenir de Marie, à jamais disparue sans image, comme venant se superposer à une autre jeune fille, visage statuaire si souvent reproduit dans la fixité minérale du trépas. « Je pense toujours à la mort comme une énigme à déchiffrer. […] Une thanatographie qu’il faut reconstruire.»
L’enquête de Simon lui fera parcourir la capitale – comme le piéton de Paris désignant son échoppe – et l’emmènera de lieux en lieux éclairant sa lanterne d’enquêteur : archives photographiques Roger-Viollet d’abord où on lui présente une photo légendée : « Inconnue de la Seine – moulage de la tête d’une inconnue trouvée noyée dans le canal de l’Ourcq, 1901, R.V. 41833.» Puis institut médico-légal de Paris, place Mazas, où l’homme de la morgue examinant le cliché de Simon lui explique la pétrification des traits et la finesse du visage :
« Lèvres serrées, mâchoire contractée, c’est la rigidité cadavérique qui les a provoquées. La mort affine les traits. »
Au bout de son périple d’enquêteur Simon investiguera les rayons des archives de la police, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, où un long et lourd registre lui dévoilera, à la référence n°405, lieu, date et heure de la mort par « submersion », sexe, âge, taille et tenue de la victime, initiales « A.B. » sur un mouchoir trouvé sur le cadavre. Sortie de l’eau à la mi-juin, la jeune fille est donc morte aux « derniers jour du printemps, image d’une solitude. Et c’est le début d’un roman » imagine alors Simon. « Est-ce par remords qu’elle s’est donnée la mort ? Ou bien par amour ? Les filles pauvres, séduites et abandonnées, se débarrassaient de leur enfant dans le fleuve. […] Le suicide est un crime passionnel. »
La recherche s’achèvera à la Bibliothèque nationale de la rue Richelieu, sous les coupoles de l’immense salle de lecture. Le lieu impressionne toujours :
« Derrière l’aspect hétéroclite de ce vaste rassemblement d’hommes et de femmes qui œuvrent secrètement chacun dans son coin en ignorant son voisin, on sent se former un dessein unique, une image de l’éternité. »
Et là, au terme de sa quête, Simon apercevra sur la table voisine la documentation d’une lectrice mettant la dernière main à sa thèse sur… l’histoire de l’Inconnue. En bon détective qu’il est devenu, il pistera et abordera la chercheuse, retrouvant même avec elle une bienfaisante complicité intellectuelle doublée d’un affectif et sensuel rapprochement qu’il avait fui depuis la disparition de Marie. Une manière de renaissance est au rendez-vous, mais la désillusion l’est tout autant. Le travail universitaire, en tâchant d’éclairer, de démonter et démontrer, balaie tout l’imaginaire qui portait Simon :
« Il n’y a pas de mystère, l’Inconnue de la Seine n’existe pas. Il n’y a jamais eu de masque funéraire et personne n’est mort » finit par lui révéler sa thésarde.
Ébranlé, incrédule, Simon s’accrochera à son image de la jeune fille et la mort : « Elle est si belle mon immolée du fleuve, l’immaculée de la mort… Il y a tant de lieux encore hantés par le sourire de la noyée. Son fantôme trace des itinéraires dans la ville, elle remagnétise l’écheveau des rues, l’oriente selon un cadastre mystérieux, une nouvelle carte du Tendre qui attend ses arpenteurs… […] Il y a encore tant de livres, de catalogues, de registres à dépouiller…Demain je retournerai à la Nationale. »
« L’individu est une fiction » a écrit François Mauriac (Le romancier et ses personnages). Simon, alias Didier Blonde, en est persuadé. Et nous avec lui, lecteurs émerveillés de ce magnifique texte aussi obsessionnel et fervent que tendre et subtil.
L’Inconnue de la Seine par Didier Blonde, Gallimard, 2012, réédité en 2021, 125 p., coll. Blanche, ISBN 978-2-07-013773-2, prix 14.90 euros.
Didier Blonde a publié en 2019 un essai intitulé Cafés, etc, Mercure de France, 2019, 128 p.
L’Inconnue de la Seine vue par les écrivain.
Guillaume Musso, inspiré lui aussi par L’Inconnue de la Seine, a pris le parti d’en faire un roman policier, publié en octobre 2021.
L’inconnue de la Seine : Dans la toute fin du XIXe siècle, autour de 1900, le corps d’une (très) jeune femme est repêché de la Seine. Le corps ne présentant pas de contusions ni de plaies, on conclut au suicide. Son beau visage est comme endormi et son sourire figé auraient fasciné l’assistant légiste qui aurait décidé en réaliser un moulage, à moins que ce ne soit le mouleur Michel Lorenzi qui l’aurait réalisé, en tout cas il en a au moins fait une copie. Toujours est-il que la belle inconnue de la Seine se retrouvera à côté de bustes d’hommes célèbres dans la vitrine de Michel Lorenzi, cette vitrine dans laquelle Rilke avait aperçu le masque en 1901, lors de son séjour à Paris. Fondée en 1871, l’entreprise de Michel Lorenzi existe toujours et est désormais située à Arcueil. Elle possède le plus ancien modèle utilisé pour réaliser le masque mortuaire de la belle inconnue, dont les ventes ont explosé en 2017, à la suite d’un article du New York Times.