Quatre saisons, et un peu plus, d’une année où un père atteint du cancer va mourir, après de longs mois de souffrances quand, cruelle concordance des temps, sa fille, perdue de chagrin, attend un nouveau bébé. Ce père est celui d’Adèle Van Reeth, fille « inconsolable » d’un deuil à venir et qui va tenter, dans une période déjà singulièrement mortifère – celle du Covid – de mettre des mots sur la douleur qui vrille, la tristesse qui submerge, la parole qui apaise et la vie, enfin, qui renaît. Bouleversant.
« Je rentre ici en perdante », avoue d’entrée Adèle Van Reeth quand elle nous raconte avec des mots sombres et lumineux tour à tour le lent déclin de son père qui se meurt d’un cancer cérébral en phase finale. « Une situation d’urgence qui dure deux ans, ça consume combien de réserves d’énergie sans doute, celles qui étaient prévues les dix prochaines années. » Car l’homme sur ce lit d’hôpital avait encore de belles années à vivre, – « dans notre famille, on vit très vieux, peut-être que ma joie de vivre vient de là ? » -, mais les années espérées du reste de sa vie, les voilà emportées, brutalement, au milieu de sa sixième décennie d’existence seulement.
La vie de « mon papa », depuis deux ans, est alors comme une inexorable descente aux enfers de souffrances et d’invasifs désordres physiques et mentaux. La maladie qui gangrène son cerveau l’empêche peu à peu de parler clairement et de mouvoir un corps désormais proche du gisant. « Ça fait deux ans qu’il ne trouve plus ses mots et peine même à tenir son téléphone » au désarroi de sa fille quand elle l’appelle pour prendre de ses nouvelles. « Je vais bien », lui répond-il brièvement et invariablement. À l’entendre ainsi, dans un déni à peine voilé, à peine imaginable, Adèle, anéantie, plonge en pleine détresse : « Mon cœur qui se fissure lentement oscille entre le soulagement de l’entendre dire qu’il va bien et la perplexité face à une telle information qui contraste avec la situation. […] Mon père dit qu’il va très bien. Mais mon père se meurt, mon père meurt à moi. […] Si je perds mon père, je perds une partie de moi. […] Et mon origine s’effondre.»
Quand elle lui rend visite, le malheureux a encore la force de lui murmurer quelques « je t’aime », « avec un sourire d’enfant au regard clair », dans d’ultimes effusions mais son bras gauche peu à peu paralysé l’empêche désormais de l’embrasser. « Plus jamais dans ses bras. Il ne me consolera plus. Et certainement pas de sa propre mort. Je crois que j’ai commencé à comprendre ce que signifiait la mort de mon père à ce moment-là. »
Une lumière pourtant viendra éclairer le visage du mourant et ses yeux s’embueront de larmes quand sa fille lui annoncera, seul à seul, au creux de son oreille : « j’attends un bébé ». Adèle retrouvera alors son « papa d’avant, en bonne santé et heureux ». Brièvement, hélas. Très vite, cruauté du temps agonique, « les tentacules de la vie ordinaire se referment sur la plaie béante, le trivial l’emporte sur le drame, insolence suprême », et les tâches quotidiennes reprennent leurs droits, qui détournent de la détresse paternelle.
La vie continue, avec les enfants autour de soi qui s’interrogent et interrogent. Car cette mort annoncée, Adèle doit aussi l’expliquer à ses trois garçons. Pris dans le cercle de la douleur familiale, ils questionnent leur mère qui voudrait adoucir pour eux la perspective macabre du deuil à venir : « Maman, grand-père est trop jeune pour mourir. Ça veut dire que moi aussi je vais mourir ? […] Il est si jeune mais il a déjà compris », se dit la maman. Le petit dernier lui parle du « concert » au cerveau de son papy. Et puis le cadet a cette phrase terrible : « Maman, est-ce que ton père est mort parce que tu n’avais plus besoin de lui ? »
Le père rend son dernier souffle, loin de sa fille qui vit et travaille à grande distance de l’hôpital. « Deux ans et demi et puis stop. Deux infirmières étaient là, il n’est pas mort seul. Qu’elles soient bénies entre toutes, ces deux femmes qui étaient aux côtés de mon père lorsqu’il s’est arrêté de respirer. Il s’est senti autorisé à le faire. Il a arrêté, il s’est arrêté. Il s’est tu. Il est mort. »
Et c’est alors le désarroi d’une fin qu’ils repoussaient toujours, père et fille pareillement. « Il ne voulait pas mourir. Il voulait vivre et voir ses enfants vivre. […] Malade, regrettant d’être malade, mais là. Je n’ai rien de particulier à faire, mais je ne veux pas aller ailleurs et encore moins cesser de vivre. […] Il ne demandait rien à la vie, n’en attendait pas grand-chose. Mais pourquoi faudrait-il avoir un projet de vie pour aimer être en vie ? » La vie avant tout, et vivre à n’importe quel prix, sans autre forme de procès. C’est ce que faisaient les Sonderkommando, ces prisonniers juifs auxiliaires des nazis dans les camps, disait Claude Lanzmann. Est-ce lâcheté ? Lanzmann aurait choisi la vie, il le concède, il l’avoue, nous rappelle Adèle Van Reeth. « Il n’y a pas de leçon de vie, il n’y a que le goût de la vie » confesse, elle aussi, notre romancière jamais loin de la formation de philosophe qui l’a construite.
La mort venue, mère et père disparus, « désormais nul vivant ne se tient en amont de sa vie » comme l’écrit l’émouvante Sylvie Germain dans Le monde sans vous, chant d’amour à ses parents décédés. Et c’est une litanie lancinante et déchirante qui monte alors chez Adèle, celle « des plus jamais. Plus jamais tes bras autour de moi. Plus jamais les trois notes que tu sifflais en rentrant du travail, […] plus jamais les « je t’aime », plus jamais tu ne prendras de mes nouvelles, plus jamais je ne pourrai prendre des tiennes. […] Plus jamais rien. Du tout. Quand je dirai « papa », qui me répondra ? Ce mot ne s’adressait qu’à toi, c’est un mot intransitif à présent. C’est fini pour de bon et je ne m’en remets pas. […] Mon origine s’est effondrée. » Et l’enfant orphelin devient l’inconsolé. La mort est inacceptable, insupportable : « Il existe une tristesse sans consolation. […] C’est l’inconsolable, ce sentiment de perte qui persiste, la certitude qu’il manque quelque chose à notre vie, comme si nous n’étions pas complets, et que de cette incomplétude originaire naissait non pas de la frustration, ni de la colère mais d’un chagrin sans nom et sans visage. »
Les mots de la perte et du deuil seront alors comme le bandage sur la plaie ouverte, comme la suture de la lésion au cœur. L’écriture aidera à porter « le fardeau du souvenir » et tout ce qu’il reste « comme possibilité de ne pas oublier, […] avec la tristesse comme témoin », désormais compagne à demeure et à vie de l’inconsolable Adèle. Mettre des mots sur la mort de l’être cher n’est pas la salvatrice panacée, en est-il une, d’ailleurs ? Mais l’effort n’est pas vain d’« écrire la mort comme on désinfecte une blessure pour mieux se rétablir. Ça ne fera pas disparaître la blessure, mais ça l’empêchera de pourrir et de nous faire boiter à vie. »
La naissance concomitante d’un nouvel enfant, entre joie et angoisse – « comment accueillir un bébé dans cette mare de tristesse » – sera le baume qui fera supporter l’irréparable. Avec le printemps et l’arrivée d’un bébé, petit être « porteur de mille possibles » (Sylvie Germain), Adèle va reprendre goût à la vie dans le mouvement de son livre précédent, Vivre et revivre encore, non pas antienne d’une philosophie résignée mais manifeste d’une énergie vitale, ardente et salvatrice : « Je vais bien non pas malgré la tristesse, mais avec elle. Je ne veux pas que la tristesse l’emporte. »
Et puis « la vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit ». C’est Guy de Maupassant qui a écrit ces paroles d’apaisement en conclusion d’une de ses plus belles et sensibles nouvelles, Une Vie. Adèle Van Reeth aurait pu les faire siennes à l’instant d’achever son livre magnifique d’émotion qui serre la gorge autant qu’il aide à nos consolations et nos bonheurs de vivre.
Inconsolable, d’Adèle Van Reeth, Gallimard, collection Blanche, 2023, 198 p., prix : 18 euros.
► Adèle Van Reeth sera à l’Espace Ouest-France, rue du Pré-Botté à Rennes, le samedi 13 mai à 10h. invitée par la librairie Le Failler, réservation des places à prévoir.