Dans une lettre ouverte publiée le mardi 2 avril 2024, plus de 200 artistes qui se sont prononcés contre l’usage de l’IA générative dans la production musicale. Cette lettre ouverte adressée aux entreprises technologiques, développeurs et plateformes de streaming alerte quant aux dangers d’une perte de créativité et d’une confusion grandissante de l’origine des éléments utilisés qui rend difficile de sourcer et rémunérer les artistes et leur ayant-droits. Unidivers a demandé à Arnaud Touati, avocat spécialisé en IA, Blockchain et RGPD, de faire le point sur les dispositifs légaux actuellement en vigueur.
A. Comment la loi actuelle protège-t-elle les droits d’auteur face à aux usages de l’IA?
1. Droit d’auteur et œuvres générées par l’IA :
• France : La loi française sur le droit d’auteur, codifiée dans le Code de la propriété intellectuelle (CPI), ne reconnaît pas explicitement les œuvres créées par l’IA comme des œuvres protégeables en tant que telles, puisqu’elle requiert une création humaine pour l’attribution du droit d’auteur. L’article L112-2 du CPI énumère les œuvres de l’esprit protégées par le droit d’auteur, en se fondant sur le critère de l’originalité, supposant ainsi une intervention humaine.
• Union européenne : De manière similaire, la directive européenne sur le droit d’auteur (Directive (UE) 2019/790) ne prévoit pas spécifiquement de régime pour les œuvres générées par l’IA. Cependant, elle souligne l’importance de l’originalité, impliquant une création intellectuelle propre à son auteur.
2. Exceptions au droit d’auteur et IA :
• La directive sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique (Directive (UE) 2019/790) mentionne les utilisations d’œuvres protégées par le droit d’auteur par des technologies d’information, comme l’IA, en introduisant des exceptions pour le « text et data mining » (TDM) sous certaines conditions (articles 3 et 4), pour la recherche scientifique et pour l’innovation, à condition que cela n’ait pas d’impact économique significatif sur les œuvres utilisées.
3. Propositions législatives et réformes :
• La nécessité d’adapter le cadre législatif aux défis posés par l’IA est reconnue tant au niveau français qu’européen. Des discussions sont en cours concernant la manière de protéger les œuvres impliquant l’intelligence artificielle, en considérant soit l’extension de la protection du droit d’auteur aux créations d’IA sous certaines conditions, soit la création d’un nouveau régime juridique spécifique.
B. De quels recours légaux disposent les artistes face aux usages de l’IA ?
Voici un aperçu des principaux recours disponibles en France et dans l’Union européenne pour les artistes confrontés à des utilisations de leurs œuvres par des technologies d’intelligence artificielle (IA) sans leur consentement :
1. Action en contrefaçon de droit d’auteur : Le droit d’auteur offre une protection automatique aux œuvres originales, incluant les œuvres artistiques. Les artistes peuvent intenter une action en contrefaçon si leur œuvre est reproduite, diffusée, ou utilisée de manière non autorisée par des technologies d’IA. En France, ces actions sont régies par les articles L.335-2 suivants du Code de la propriété intellectuelle (CPI). Dans l’Union européenne, la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique (Directive (UE) 2019/790) renforce également cette protection.
2. Droit à l’information : Les artistes peuvent demander des informations sur l’usage de leurs œuvres par des tiers, y compris les technologies d’IA. Cela peut inclure l’origine de la copie non autorisée et les réseaux de distribution. Ce droit est notamment renforcé par la directive 2004/48/CE sur l’exécution des droits de propriété intellectuelle.
3. Droit de suite : Le droit de suite permet aux artistes de percevoir une rémunération sur la revente de leurs œuvres d’art originales, une disposition particulièrement pertinente dans le cadre de la vente d’œuvres physiques. Bien que son application aux œuvres numériques et à l’IA soit moins directe, la reconnaissance et la rémunération de la création artistique restent un principe fondamental.
4. Mesures techniques de protection (MTP) et gestion des droits numériques (DRM) : Les artistes et les ayants droit peuvent utiliser des mesures techniques pour contrôler et restreindre l’utilisation de leurs œuvres par des systèmes d’IA. Ces mesures incluent le chiffrement, les verrous numériques et les systèmes de gestion des droits numériques (DRM) pour prévenir la copie ou l’utilisation non autorisée.
5. Recours fondé sur la responsabilité civile : En cas de préjudice causé par l’utilisation non autorisée de leurs œuvres par des systèmes d’IA, les artistes peuvent intenter une action en responsabilité civile pour obtenir réparation. Cela peut inclure des dommages-intérêts pour la perte de revenus, le préjudice moral, ou toute autre forme de préjudice subi.
6. Droit moral : Le droit moral, qui comprend le droit à la paternité et le droit au respect de l’œuvre, permet aux artistes de s’opposer à toute modification ou utilisation de leurs œuvres qui serait préjudiciable à leur honneur ou à leur réputation.
C. Est-il envisageable, en l’état actuel du droit, d’interdire l’usage de l’IA auprès des auteurs ?
Interdire complètement les usages de l’intelligence artificielle (IA) dans la création ou l’utilisation d’œuvres soumises au droit d’auteur présente des défis significatifs et soulève d’importantes questions juridiques, éthiques, et pratiques. L’état actuel du droit, tant en France que dans l’Union européenne, n’interdit pas explicitement l’utilisation de l’IA en soi mais cherche plutôt à réguler son application pour assurer la protection des droits d’auteur et promouvoir un équilibre entre l’innovation technologique et les droits des créateurs. Voici quelques points clés à considérer :
1. Cadre et protection : Comme nous l’avons mentionné dans les deux premières questions, un cadre juridique a été posé afin de protéger le droit d’auteur et les droits connexes. À noter que ce cadre vise principalement à réglementer l’usage plutôt qu’à interdire l’utilisation de technologies spécifiques.
2. Innovation et progrès technologique : L’IA est un moteur d’innovation et de développement dans de nombreux secteurs, y compris dans les industries créatives. Interdire son utilisation pourrait entraver le progrès technologique et limiter les bénéfices potentiels pour la société, notamment en matière d’accessibilité, d’éducation, et de culture.
3. Débats en cours et réformes législatives : La question de l’impact de l’IA sur le droit d’auteur fait l’objet de débats juridiques et législatifs en France, dans l’Union européenne et au niveau international. Des initiatives législatives, comme la proposition de règlement sur l’intelligence artificielle de l’UE, visent à établir des règles harmonisées pour l’utilisation éthique et responsable de l’IA, y compris dans le domaine du droit d’auteur.
D. L’IA Act européen prend-il en compte ces cas de figure ?
L’Acte sur l’Intelligence Artificielle (AI Act) proposé par la Commission européenne en avril 2021 représente l’une des premières tentatives majeures de réglementer l’usage de l’intelligence artificielle (IA) à travers l’Union européenne, avec l’ambition de poser des bases éthiques et de sûreté pour le développement et l’utilisation de l’IA. Bien que son objectif principal soit de garantir la sécurité et les droits fondamentaux des personnes face aux risques que peut poser l’IA, il aborde également des questions liées à l’utilisation de l’IA dans le domaine de la propriété intellectuelle, y compris les droits d’auteur, mais de manière indirecte.
1. Approche basée sur le risque : L’AI Act adopte une approche basée sur le risque pour réglementer les systèmes d’IA, classant les applications d’IA en quatre niveaux de risque : inacceptable, élevé, limité, et minimal. Les règles et obligations sont adaptées selon le niveau de risque que représente une application d’IA spécifique.
2. Protection des données et droits fondamentaux : Bien que l’AI Act ne traite pas directement de la protection des droits d’auteur, il établit des règlements visant à protéger les données et les droits fondamentaux, ce qui peut inclure des aspects liés à la propriété intellectuelle. Par exemple, les systèmes d’IA utilisant des données protégées par le droit d’auteur pour l’entraînement doivent respecter les règles établies en matière de protection des données et de vie privée.
3. Transparence et information : Pour certains systèmes d’IA, en particulier ceux présentant un risque élevé, l’AI Act impose des exigences de transparence et d’information. Cela pourrait inclure des obligations de divulguer l’utilisation de contenus protégés par le droit d’auteur dans le cadre de l’entraînement de modèles d’IA.
5. L’IA peut-elle à terme remplacer des artistes humains ? Est-ce la même problématique dans les différents versants de la création artistique, la peinture comme la musique ou, encore, la littérature ?
Cette question touche à la fois à des considérations techniques, philosophiques, et sociétales. Bien que l’IA ait fait des avancées significatives et puisse produire des œuvres qui imitent la peinture, la musique, et la littérature humaines, plusieurs nuances importantes doivent être prises en compte lorsqu’on envisage son rôle dans la création artistique.
1. Capacités Techniques de l’IA
• Imitation et Créativité : Les systèmes d’IA actuels, y compris les réseaux de neurones profonds et les modèles de traitement du langage naturel, sont capables d’imiter des styles existants et de générer des œuvres nouvelles en s’inspirant de vastes ensembles de données d’entraînement. Cependant, bien que ces œuvres puissent sembler impressionnantes, l’IA fonctionne principalement par reconnaissance de motifs et d’associations dans les données, sans conscience ou intention créative au sens humain.
• Personnalisation et Expérimentation : L’IA peut produire de la musique, des images, et des textes personnalisés à grande échelle, ce qui peut être particulièrement utile pour des applications commerciales. Néanmoins, l’expérimentation artistique humaine implique souvent une rupture avec les conventions existantes, une démarche que l’IA, guidée par les données du passé, peut avoir du mal à initier de manière authentique.
2. Différences entre les Domaines Artistiques
• Peinture et Arts Visuels : L’IA a été utilisée pour créer des œuvres visuelles étonnantes, reproduisant des styles d’artistes célèbres ou générant des compositions originales. Dans ce domaine, l’IA peut servir d’outil puissant pour les artistes, mais elle ne remplace pas la vision unique et le geste de l’artiste.
• Musique : Des systèmes d’IA peuvent composer de la musique dans divers genres, souvent indiscernable de celle composée par des humains. Toutefois, l’émotion et l’expression transmises par les musiciens dans l’interprétation ne peuvent être entièrement reproduites par l’IA.
• Littérature : L’IA peut générer des textes cohérents et stylistiquement complexes, mais elle peine à capturer la profondeur émotionnelle, la subtilité narrative, et la richesse de contexte qui caractérisent les grandes œuvres littéraires.
3. Considérations Philosophiques et Sociétales
• Expression et Émotion : L’art est profondément humain, non seulement dans sa création mais aussi dans sa réception. Les œuvres d’art résonnent avec les spectateurs en évoquant des émotions, des souvenirs, et des réflexions, un aspect qui va au-delà de la simple capacité technique à reproduire des formes, des sons, ou des mots.
• Rôle Social de l’Art : L’art joue un rôle crucial dans la société, en questionnant, en reflétant, et en façonnant notre culture et nos valeurs. Les artistes contribuent à ce dialogue de manière intentionnelle, un aspect que l’IA, dépourvue de conscience sociale ou personnelle, ne peut égaler.
En conclusion, bien que l’IA puisse imiter et générer des œuvres artistiques avec un degré d’habileté technique remarquable, elle ne remplace pas les artistes humains. La création artistique implique intuition, intention, et interaction avec un contexte culturel et émotionnel que l’IA telle qu’elle existe aujourd’hui ne peut pleinement saisir ou reproduire.
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