Dans un paysage médiatique saturé d’analyses instantanées, de titres formatés et d’éditoriaux aux angles attendus, la revue Invendable poursuit, à contre-courant, une ambition salutaire : faire du journalisme de terrain, lent, sensible et intelligemment curieux. Son dernier numéro, le troisième depuis sa création, paru en février 2025 sous le titre provocateur « Merde in France. Un été dans le bourbier gaulois », en est une éclatante démonstration.
Le projet éditorial d’Invendable est simple en apparence mais exigeant dans sa mise en œuvre : prendre la route, poser une question fondamentale — ici, comment en est-on arrivé là ? — sans présumer de la réponse, et laisser les rencontres, les paysages et les voix faire le récit. Ce numéro s’ancre dans un été particulier, celui de juillet 2024, entre législatives surprises, campagne fébrile, et montée des périls. Les contributeurs ont sillonné la France à bord d’une vieille Fiat Panda, s’offrant une forme de « road-journalisme » à la croisée de Joseph Kessel, Albert Londres et du gonzo version rurale.
Sous la plume de Serge Hastom, journaliste au style ironique mais d’une justesse impressionnante, et les clichés vibrants de Louis Borel, photographe du quotidien et des visages, la revue compose un kaléidoscope de la France profonde : tsiganes de la Roya, ouvriers du Nord, paysans productivistes de la Beauce, rappeurs de Lyon, prêtres en Bretagne, militants écologistes et zadistes… Chacun d’eux dit quelque chose de ce que nous sommes devenus, mais surtout de ce qui nous relie encore malgré les fractures.
L’intuition fondamentale de ce numéro est qu’un malaise traverse la société française : ce n’est pas seulement une crise politique, mais une désagrégation du « commun ». Le sentiment d’injustice, la déconnexion des élites, l’étiolement des solidarités tissent un récit où la France apparaît plus solidaire qu’elle ne le pense, mais profondément désorientée. La conclusion, que le reportage suggère sans jamais l’asséner, est que ce désarroi vient d’une dépossession collective orchestrée par « une poignée de privilégiés ». Le regard est critique, mais jamais cynique ; lucide, mais sans renoncement.
À l’opposé des logiques de rentabilité, Invendable se revendique… invendable. Tirage modeste, distribution artisanale, prix libre parfois, refus des subventions conditionnées ou des formats courts : la revue trace sa route à part, sans publicité, sans algorithmes, sans compromis. Elle se vend dans des librairies indépendantes, lors de festivals engagés, ou en vente directe via leur site internet. Ce qui ne l’empêche pas de proposer 186 pages de lecture dense, exigeante, mais toujours accessible, avec une maquette sobre et élégante, fidèle à l’éthique du fond avant la forme.
Le titre du numéro, « Merde in France », résume avec mordant cette volonté de plonger dans la boue, dans le dur du réel, sans mépris pour ce qu’on appelle parfois « la France moche » — qui est ici regardée avec dignité et affection. C’est une plongée dans le marasme, certes, mais avec une volonté farouche de remonter à la surface, armés de récits, d’écoute, et de lucidité.
En ces temps d’urgence démocratique, de replis identitaires et de confusion médiatique, Invendable incarne l’un des derniers refuges d’un journalisme au long cours, patient, qui donne le temps aux mots et aux personnes. Ce numéro 3 est sans doute son plus abouti à ce jour. Il ne résout rien, ne propose pas de programme, mais il nomme, il relie, et il raconte. Et c’est déjà beaucoup dans un monde fragmenté.
Comme l’écrit Serge Hastom en ouverture : « Ce n’était pas un reportage. C’était une manière d’habiter. »
Merde in France. Un été dans le bourbier gaulois, revue Invendable, n° 3, 8 février 2025, 186 p., 11€25
Disponible dans les librairies militantes et sur revueinvendable.fr (fictif).