L’univers de J.G. Gwezenneg, un art vivant de la mort

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J.G. Gwezenneg au Présidial de Quimperlé

Il peint dès 1958 et après des années en région parisienne, il s’installe définitivement en 1972 dans une petite maison qu’il a restaurée au Poutraël à Teurthéville-Hague « dans un paysage vulvaire, une douce ornière du sol, toute de plis et replis, saturée d’ombre et d’eau, sinuant parmi les bois et les prairies, ouverte à tous les fastes des saisons et aux mystères de la nuit » (Claude-Louis Combet). Paris est loin, on est là en pays reconnu pour ce Breton d’origine, dans la matrice même. Et la mer, grande pourvoyeuse, est proche. La matière de l’œuvre est là autour de lui. L’artiste n’aura de cesse de la collecter dans son atelier. Dans son antre. Dès 1966, alors qu’il habitait encore Goussainville près de Paris, il a peint un grand tableau sur bois : « La Hague meurtrie ou l’insecte de l’Apocalypse » en réaction à la construction de l’usine de retraitement. L’artiste a beau se retirer au bout du monde, il n’est jamais pour autant dans une tour d’ivoire et il sait défendre convictions et valeurs.

Alors même qu’il s’établit dans ce lieu-dit au nom prédestiné, il retrouve pleinement ses origines. Celles-ci imprègnent toute l’œuvre. Conseillé par son ami Ifig Audigou, qui connait la langue bretonne, il affirme l’orthographe originelle de son nom : il s’appellera désormais J.-G. Gwezenneg. Ce second baptême semble coïncider avec la naissance véritable de l’œuvre, de l’univers « gwezenneguien » que nous connaissons désormais. L’artiste habite dès lors intensément son lieu où il continue avec obstination (on pourrait même dire de façon obsessionnelle) de creuser le même sillon.

Depuis, l’« épaveur de la Hague », tel qu’il se définit lui-même, collecte les plus humbles matériaux (simples morceaux de bois, cordages, boules de rejection de hiboux, chouette, etc.), momies de chats, de rats, de crapauds, ossements divers, vieux sacs, boites de conserve, vieilles poupées hagardes, etc. qu’il accumule dans un beau désordre au sein de son antre. C’est un inventaire prodigieux et quasiment sans fin.

Tout en fait y a droit de cité sitôt que l’objet ou l’animal est marqué par la mort. Gwezenneg n’a cessé de créer avec et autour de ces matériaux.

Il faut avoir le bonheur de pénétrer dans son repaire. Là où s’accumule donc ce butin grappillé sur les plages du cap de la Hague, dans les chemins creux, voire… les bords de cimetières. C’est au cours de ces rapines que commence véritablement le travail. J’imagine, comme à l’aube de l’atelier, Gwezenneg marchant dans ces chemins ou sur ces plages, le regard malicieux toujours en éveil et les poches, immenses, prêtes à se remplir de la matière du monde, fût-elle en état de putréfaction. Dans l’antre, les araignées sont reines et leur patient ouvrage est l’emblème du travail de l’habitant des lieux. Le visiteur a pu admirer cette œuvre : 40 ans du travail d’Arachné sur la cheminée. Comme une sculpture vivante. Comme l’épigraphe lucide de l’œuvre. On peut contempler aussi ce labeur sur les différents bibelots. Le terme « Arac’hs », ainsi donné dans une orthographe bretonne, revient souvent dans les titres, ainsi que le mot « secrètion », comme pour signaler cette parenté entre le tissage du merveilleux graveur J.-G. et celui des habitantes privilégiées de la maison : « L’oiseau d’arac’hs », « L’arche d’arac’hs aux crapauds », « Les îles strates des sécrétions d’arac’hs », « Barque frag des arac’hs ». Titres qui donnent à rêver quand ils semblent inventer un nouvel idiome, un peu comme un poème… Les araignées ou les gardiennes du temple… On imagine bien un J.-G. arachnéen en train de graver patiemment ses toiles dans le « ressac incessant d’une pensée obsessionnelle dont il est impossible de venir à bout » (Claude-Louis Combet). On l’imagine aussi comme un copiste du Moyen-âge en train de reproduire nos tréfonds et ceux de la nature elle-même. Il y a là aussi comme un travail de sorcier qui puiserait aux sources interdites.

Dans l’atelier, tout s’entasse pêle-mêle et, de ce fatras informe plein de sidérantes apparitions de restes eux-mêmes sidérés par la mort, naîtra une vivifiante fatrasie. La vie, un supplément de vie tout au moins, issue du chaos. Certains pourraient imaginer des sabbats au cœur de cet antre sitôt que les lumières sont éteintes…

L’œuvre de J.-G. est « foisonnante et labyrinthique », selon la juste formule du poète François Laur, intime de ce travail.

Elle fascine, nous apparait comme la fascination elle-même. Elle semble venir, comme dans ces gravures qui l’animent sans cesse, du plus profond de nous ; elle semble parler depuis nos nerfs, depuis notre sang, depuis tout ce que nous ignorons. Elle semble nous parler depuis le cœur des éléments eux-mêmes – et ce très en avant de notre présence au monde – : l’eau, l’air, la terre, le feu. « Ce qui jaillit des œuvres semble provenir directement de la matière et non du discours événementiel qu’elles illustreraient » (Jean-Paul Gavard-Perret). À mi-chemin le plus souvent, dans l’épaisseur des matériaux utilisés, de la peinture et de la sculpture, les œuvres de J.-G. sont d’une singulière présence. Elles sont habitées, se reconnaissent au premier coup d’œil et cela sans qu’il y ait là de systématisme ou de ces conceptualismes imbéciles à la mode. Tout au contraire le travail vient toujours d’une longue germination et, j’oserais dire, d’une longue pénétration, sexuelle, de la matière et de la vie. D’une longue digestion aussi en quelque sorte des objets, ossements (il se dit « ospailleur ») ou dépouilles diverses qu’elles donnent non seulement à revoir dans une mise en scène fabuleuse, mais plus proprement « à revivre ». Il y a ici comme une transmutation essentielle, comme l’œuvre de la nature elle-même. Et quand la mort est mise en scène (finalement peut-être dans chacune des œuvres) c’est toujours dans un dessein de vie. Comme écrivait René Char : « Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l‘art avant elle ». J.-G Gwezenneg, grand lecteur de poètes et poète lui-même – en atteste encore une fois le merveilleux de ses titres – ne contestera pas cette superbe et essentielle formule du poète de l’Isle sur Sorgue. Il pourrait cependant la transformer, comme le suggère si justement Alice Baxter : « Nous n’avons qu’une ressource avec la mort : faire de l’art avec elle » quand effectivement « sa matière première est en quelque sorte la matière dernière » (Alice Baxter toujours).

L’artiste, d’une grande culture et d’une incroyable curiosité, définit son travail très simplement, sans s’encombrer d’un inutile jargon : « Pour moi, l’art c’est redonner vie à ce qui va disparaître, il est traces, mémoires, vestiges, sécrétions, et os de là. Secrètions, secret, ce qui se dit, ce qui se cache. ». Cela peut sembler d’une grande humilité. Il s’y découvre aussi une dimension quasiment sacrée quand bien même l’artiste ne se revendique d’aucune approche religieuse. Dimension sacrée, c’est dire qu’il explore le mystère d’exister lui-même et qu’il le rend justement au mystère sans lui donner plus de sens que cette vie énigmatique insufflée par l’œuvre. C’est à une mystique sans dieu que nous avons affaire ici. Alice Baster note encore : « ce qui fut charogne peut alors revêtir une insolite dimension sacrée. ». Après tout, la mort n’est-elle pas le fondement même du sacré ?

Ce qui achève en quelque sorte chaque œuvre c’est le travail du graveur-épaveur.

Mais si l’on dit que ce travail achève l’œuvre, il faut se garder de certaines approches qui seraient réductrices. La gravure n’est pas illustration, elle n’est pas non plus décoration, ajout. Elle fait si bien corps avec l’ensemble qu’on ne saurait plus imaginer « Les îlots secrétions sous l’œil des saccas » par exemple sans ces gravures. On découvre dans ces « pièges à regards » (François Laur), dans un univers quasi microscopique qu’il faut explorer à la loupe, tout un grouillement de créatures que n’aurait pas reniées un Jérôme Bosch et qui semblent participer à une véritable orgie. Nouveau jardin des supplices ou Eden d’insoupçonnés délices. Coït endiablé du monde où se conçoit, au sein de la mort elle-même, une « vermine originelle » (Claude Louis-Combet). Travail d’orfèvre patient qui semble inscrire le chiffre du matériau utilisé, en relater aussi la légende.

Quand la couleur vient rehausser l’ensemble ce n’est pas non plus là une volonté d’ornementation. Plutôt, comme le note François Laur, quelque chose qui relèverait, à l’instar de cet esprit facétieux qui anime toujours l’artiste, de la délicatesse, de la politesse. Il s’agit du reste, toujours me semble-t-il de tons essentiels, qui retrouvent l’origine des matériaux arrachés au silence de la mort.

On s’étonnera bien sûr qu’une telle œuvre ne soit pas davantage reconnue, mais c’est là sans doute un autre aspect de l’artiste, et des plus respectables. Il ne s’est jamais incliné. Il n’a jamais accepté les intrigues ou les compromissions. Il a su rester intègre et intransigeant, indépendant des modes ou écoles. C’est là son honneur. Loin des réseaux. Loin des petits marchands et marchandages nauséabonds, loin aussi de cet esprit de sérieux et de cette gravité qui cachent mal le vide, il a simplement continué son travail avec patience – comme avec une espèce d’espièglerie qui n’appartient qu’à lui – sans trop se soucier des sirènes, souvent sonnantes et trébuchantes, de la reconnaissance passagère. Mais on peut parier que bien des petits maîtres, adulés aujourd’hui, auront disparu une fois qu’ils ne seront plus là pour frapper à toutes les portes quand cette œuvre-là, du haut de son exigence, interrogera toujours plus avant.

Une œuvre fascinante à découvrir ou à redécouvrir comme pour mieux reconnaître notre propre chaos.

Guy Allix

Exposition J.G. Gwezenneg au Présidial de Quimperlé (13 bis, rue Brémon d’Ars, 29300 Quimperlé), Fragments de mer, peinture, dessin, gravure, du 1er février au 18 mai 2013 (de 14 h 30 à 19 h, tous les jours sauf le mardi, entrée libre)

gwezennec, isoète

Gwezenneg, éditions Isoète, 2013 (voir éditions Orep, zone tertiaire du Nonant, RN 13, 14400 Bayeux ou encore Alain Fleury, Isoète, 24, rue Castel, 50330 Maupertus sur mer. Prix : 49€). Les différentes citations présentes dans cet article sont extraites du même livre qui contient, outre des reproductions de grande qualité, des approches très justes des différents auteurs qui participent à l’ouvrage, tous familiers de l’univers gwezenneguien.

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Guy Allix vit en Normandie depuis 1975. Anciennement enseignant à l’IUT et l’I.U.F.M de Caen, il est spécialiste en art poétique, notamment du poète Jean Follain.

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