Chacun connaît la Bibliothèque de la Pléiade, joyau des éditions Gallimard et de l’édition française en général. L’homme à l’origine de cette collection née en 1931 s’appelle Jacques Schiffrin, ami de Giraudoux, de Gide, de Martin du Gard. Une biographie lui est consacrée, avec brio et précision.
Jacques Schiffrin était le fils de Saveli Schiffrin et Fane Lytvinova, et quatrième enfant d’une famille de neuf garçons et filles. Le père de Jacques, marié à la Moscovite Fenya Litvinova était docker à Bakou, aux confins de l’Empire russe. Il se lia avec Alfred Nobel, chimiste suédois, et créera sa propre et prospère usine d’asphalte. L’un des fils, Yakov à l’état civil, Yacha pour ses amis, Jacques pour l’histoire, naîtra à Bakou le 28 mars 1892. Les parents, juifs bien intégrés socialement et économiquement, émigreront ensuite vers St Pétersbourg, capitale de la modernité russe, économique et artistique.
C’est en Suisse que s’épanouira Jacques Schiffrin, brillant étudiant en droit, où il côtoiera le psychologue Jean Piaget et le philosophe Rabindranath Tagore. Il est possible qu’il ait côtoyé aussi Lénine, alors exilé et imaginant peut-être depuis les rives du Léman la future Révolution d’Octobre. Une révolution qui n’allait pas tarder à modifier le cours de la vie familiale des Schiffrin. L’entreprise paternelle sera nationalisée par le nouveau régime en place. Et empêchera toute la famille de rester en Russie. Une révolution à laquelle Jacques Schiffrin n’adhérera jamais. Et qui le fera fuir vers l’Italie, à Florence où il travaillera avec l’historien d’art Bernard Berenson, où il rencontrera la collectionneuse d’art new-yorkaise Peggy Guggenheim à qui il apprendra les rudiments de la langue russe. Passant par Monaco où il s’adonnera aux plaisirs aventureux du casino, c’est finalement à Paris que s’achèvera son périple européen.
Là, en 1922, Jacques Schiffrin lance un projet éditorial innovant : il fonde la maison d’édition La Pléiade. Le but ? Mettre les grands textes de la littérature mondiale à la portée de tous dans un format réduit. La Dame de pique de Pouchkine, titre inaugural, est publié en 1923, traduit par Jacques lui-même aux côtés de Boris de Schlœzer, né en Russie comme lui (en 1881) et l’ami André Gide. D’autres grands Russes suivront, les auteurs de son enfance à vrai dire. En 1929, il publie Les Frères Karamazov illustrés par Alexandre Alexeïeff, un autre ami russe. En 1927 la littérature française fera son entrée avec Aurélien de Nerval.
À l’aube des années 30 la maison prend de l’ampleur, se professionnalise et devient en 1931 société anonyme avec un capital et un changement de nom : elle s’appellera désormais La Bibliothèque de la Pléiade, une collection mettant à disposition du grand public des éditions complètes, de qualité matérielle et intellectuelle inégalée. Chaque volume, de format réduit, relié en cuir et imprimé sur papier bible avec d’élégants caractères Garamond, sera doté d’un appareil critique signé des plus grands exégètes des écrivains et textes présentés. C’est Baudelaire qui inaugurera la collection. Suivront Racine, Voltaire, Stendhal puis Edgar Poe « pionnier dans la traversée des frontières de la collection. La bibliothèque idéale prend doucement à Paris, la forme rêvée par un enfant de Bakou. » (Amos Reichman). Une ambition intellectuelle doublée de la même préoccupation matérielle :
« J’ai voulu faire quelque chose de commode, de pratique : j’ai tenu compte du fait que les appartements d’à présent imposent de faire tenir le plus de choses dans le minimum de place. Et puis comme j’aime les livres j’ai tenu à ce que ces livres fussent aussi beaux que possible. »
L’année 1929 n’est pas seulement cruciale pour l’éditeur, elle l’est aussi dans sa vie privée. Le jeune homme devenu citoyen français deux ans plus tôt par décret du président Doumergue se marie le 28 juin avec Simone Heymann, juive comme lui, – « la plus belle femme de Paris ! » dira Malraux – qui lui donnera un fils, André, un garçon bientôt féru lui aussi de littérature et qui reprendra le flambeau éditorial au décès de son père.
C’est la période la plus heureuse de Jacques Schiffrin, au milieu d’une vie et d’événements le plus souvent dramatiques. Il tisse des liens d’amitié avec Gustavo Gili, un éditeur barcelonais ébloui par les initiatives éditoriales de Jacques. Le Catalan éditera un Quichotte illustré par Alexandre Alexeïeff et, selon les vœux de l’éditeur espagnol et du dessinateur russe, c’est Jacques en personne qui servira de modèle à l’artiste ! Liens d’amitié noués aussi avec Martin du Gard, Maurois et toujours plus fortement avec Gide qu’il accompagnera lors de son fameux voyage en URSS. Étrange attachement, pourrait-on dire : Gide en effet a pu afficher des sentiments quelque peu antisémites. Si l’on en croit le Journal de Julien Green, « à la mort de Jacques Schiffrin, Gide aurait murmuré : « C’est le seul Juif pour qui j’aie eu de l’affection. » Et, en effet, les faits et gestes du Maître et « contemporain capital » sont là qui le prouvent, sauvant la vie de Jacques dans bien des moments difficiles, comme autant de marques d’une amitié sans failles.
Après le succès du premier volume de la Bibliothèque de la Pléiade, douze volumes paraîtront entre 1931 et 1933. Malgré tout, les capitaux investis par Jacques Schiffrin dans sa société anonyme ne suffiront pas et il signera alors avec Gaston Gallimard, patron de la Nouvelle Revue française – sur les encouragements de Gide – un contrat donnant toute l’assise financière nécessaire pour continuer l’aventure. Mais cette fois la Bibliothèque de la Pléiade passera sous contrôle de l’éditeur et Jacques ne sera plus alors, dans la grande maison de la rue Sébastien-Bottin, qu’un simple directeur de collection.
En septembre 1939, les bruits de botte se rapprochent et Jacques part faire la guerre. Pour peu de temps. La faiblesse chronique de son état de santé l’écarte vite des troupes montées au front. Et aux malheurs du conflit s’ajoute la haine des Juifs institutionnalisée par le nazisme et leur exclusion civile et professionnelle décrétée par Vichy. Autant d’ombres sur l’avenir qui commencent à hanter Jacques et son épouse Simone.
Martin du Gard le remarque : « Jacques Schiffrin plus blême, plus efflanqué que jamais, avec un air traqué par l’antisémitisme. » En juin 1940, les éditions Gallimard sont dans le viseur de l’administration allemande. L’ambassadeur Otto Abetz le dit sans détours : « Il y a trois puissance en France : le communisme, les grandes banques et la NRF. » Gaston Gallimard obéit aux injonctions de la Propagandastaffel – organisme de propagande et de contrôle de la presse sous l’occupation – et écrit un courrier qui crucifie Jacques : « Réorganisant sur des bases nouvelles notre maison d’édition, je dois renoncer à votre collaboration à la fabrication de la collection « Bibliothèque de la Pléiade ». Il est entendu que votre compte sera réglé dans les termes de notre contrat.[…] »
Gaston Gallimard, par cette brève lettre, sauvait sa maison d’édition, mais laissait à son triste sort le malheureux Jacques Schiffrin. D’autres éditeurs, pendant la guerre, afficheront d’autres postures : Vercors et Pierre de Lescure résisteront à l’occupant en fondant les Éditions de Minuit, pendant que Bernard Grasset se compromettra avec l’envahisseur.
C’est Jean Paulhan, recommandé par Jacques lui-même, qui prendra sa place. Et l’enfant de Bakou allait à nouveau prendre la route de l’exil. Cette fois il gagnera l’Amérique du Nord à bord du paquebot Wyoming le 15 mai 1941 à Marseille. Il embarquera sous les pires injures antijuives vociférées par des dockers au pied du pont d’embarquement. Escale forcée et contrôle à Casablanca sur ordre de l’administration française. L’aventure décidément n’en finit pas de plonger Jacques dans le désarroi et l’incertitude. Là il prendra un autre bateau où s’entasseront plus de cinq cents personnes sur un navire prévu pour deux fois moins de passagers. Traversée cauchemardesque. « L’idée de tout recommencer de nouveau est assez terrifiante, écrira-t-il à son ami catalan Gustavo Gili, mais c’est je pense la meilleure sinon la seule solution pour nous. »
Il n’est pas seul à avoir franchi l’Atlantique, grâce à l’aide matérielle de son fidèle Gide qui le met en contact avec un ami américain, Varian Fry, journaliste et membre de l’Emergency Rescue Committee qui aide à la fuite des intellectuels et artistes refusant le joug hitlérien. Comme Claude Lévi-Strauss, André Breton, Marc Chagall, Victor Serge et l’éditeur allemand Kurt Wolff, l’homme qui a publié Kafka en Allemagne dans l’entre-deux-guerres. Presque un frère pour Jacques, poussé à l’exil comme lui quand le nazisme s’est étendu à toute l’Allemagne.
Après un an de vie difficile à New York, sans ressources autres que celles de son épouse, petite-main dans un atelier de couture de la mégapole américaine, il fonde une maison d’édition où il publiera les Interviews imaginaires de son cher André Gide. Avant de publier Les silences [sic] de la mer de Vercors.
Kurt et Jacques se retrouveront un peu plus tard pour travailler ensemble dans une maison d’édition, Pantheon Books, créée par l’ami allemand. L’Amérique commence à être alors la nouvelle terre d’accueil des Schiffrin. « Exilé français, né dans l’Empire russe, travaillant aux côtés d’un Allemand, parlant désormais l’anglais, Jacques Schiffrin est un acteur majeur de la mondialisation éditoriale » écrit Amos Reichman. Un éditeur et une édition qui feront connaître aux Américains Camus, Bernanos, Péguy, autant d’écrivains qu’illustreront dans de belles publications les amis russes de Jacques, parmi eux Alexeieff et Chagall. Il se tournera aussi vers l’Amérique latine par l’entremise de Roger Caillois choisissant de rester en Argentine quand survient la déclaration de guerre, et l’aide de Victoria Ocampo, directrice de l’influente revue Sur à Buenos Aires.
La guerre achevée, Jacques Schiffrin songera à revenir en France et y retrouver l’ami de toujours, André Gide. Las ! Il ne reverra jamais sa très chère terre d’accueil. Physiquement de plus en plus affaibli, ce fumeur invétéré perd peu à peu son souffle et l’espoir de fouler à nouveau le sol français et les rues parisiennes où il aimait tant déambuler.
Le cauchemar antisémite des années trente et quarante ne se sera pas estompé non plus dans ses souvenirs douloureux. Et, comme pour ajouter au malheur passé, Sartre, rencontré à New York, lui dira, cruellement, des écrivains réfugiés outre-Atlantique et désireux de revenir sur le vieux continent « qu’ils ont été oubliés » en France.
Ce n’est pas faux, hélas. Pour les intellectuels de l’après-guerre travaillant à présent autour de Gaston Gallimard et du Quartier latin, Jacques Schiffrin est un peu devenu un homme du passé, tout comme Roger Martin du Gard, Louis Martin-Chauffier et bien d’autres de ses amis écrivains.
En 1950 ses jours sont comptés. Il l’écrit à Martin du Gard : « Le temps passe vite, terriblement vite et comme disent les Russes, c’est bientôt le couvercle.» Dans la nuit du 16 au 17 novembre, il rend l’âme au German Dispensary de New York. Presque dix ans jour pour jour après avoir reçu cette terrible lettre de Gaston Gallimard qui le privait de l’entreprise de toute une vie, la belle collection de La Pléiade.
Peut-on dire que Jacques Schiffrin est mort de ce jour funeste ? Kurt Wolff aura les mots justes lors de la cérémonie funéraire :
« Face à la tragédie de la mort de Jacques, un mot de Charles Péguy me vient à l’esprit : « on ne meurt pas de sa maladie, on meurt de toute une vie. » Une semaine avant son trépas, il disait à un ami : « Je suis mort il y a dix ans. » Et c’était la vérité. Jacques n’a pas seulement été victime de sa maladie, mais aussi de notre cruelle époque. »
Sur l’acte de décès délivré à l’hôpital, il a été écrit « Stateless » c’est-à-dire apatride. Mention barrée finalement et rectifiée par le mot « France ».
Tout l’homme est ainsi résumé, en quelques dates et étapes d’une vie de déchirements : Jacques Schiffrin, Russe émigré en France où il avait trouvé sa vraie patrie, chassé par l’antisémitisme, réfugié et mort aux USA. Il était un homme de l’exil, souverain chassé du royaume de la littérature et de l’édition, un homme écartelé entre deux continents, tel un Juif errant, de Bakou à New York, qui avait su trouver entre ces deux extrêmes géographiques un port d’attache intellectuel et sentimental aux rives de la Seine qu’il chérissait par-dessus tout, Paris. Cette blessure du départ ne s’était plus jamais refermée.
« Ce qui est accompli en exil est sans cesse amoindri par le sentiment d’avoir perdu quelque chose, laissé derrière pour toujours. » (Edward Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, 2008)
Jacques Schiffrin : un éditeur en exil, par Amos Reichman, préf. de Robert O. Paxton, Le Seuil, octobre 2021, coll. La librairie du XXIe siècle, 267 p., ISBN 978-2-02-144950-1, prix : 22 euros.
À lire également : Allers-retours : Paris-New York : un itinéraire politique, par André Schiffrin, Paris, Ed. Liana, 2007.