J’ai décidé de m’en foutre, Alexandra Varrin > De la métamorphose des gothodindes

Si j’avais été au bout de mes rêves d’enfance et d’adolescence, je serais, aujourd’hui, propriétaire d’un duplex ultra-design payé cash avec mon salaire d’astronaute, mais que je n’occuperais jamais car je serais perpétuellement en vacances, probablement dans un équivalent des Maldives sur Jupiter. J’aurais terrorisé tous les gamins qui m’enquiquinaient au collège en signant un pacte avec Grippe-sous, le clown cabriolant de Stephen King, je serais la petite amie de Marilyn Manson et mon animal domestique serait Nagini, l’anaconda de Harry Potter. Au lieu de ça, je suis locataire d’un appartement insalubre, à peu près aussi riche que Job, persécutée par mes employeurs, et je ne m’amourache que de gros cons auxquels je préfère souvent la seule compagnie de ma grenouille en peluche. Bref, ma vie c’est de la merde, mais comme je ne peux pas l’échanger contre celle du roi du Maroc, j’ai pris le parti de m’en foutre. Depuis, j’ai toujours autant la lose.

Je conserve un souvenir bien précis de la lecture d’Unplugged, le premier roman d’Alexandra Varrin, celui d’un avènement. D’une gloire littéraire jusque-là ignorée ? Non, juste celui de la littérature pondue par les gothodindes, pour les gothodindes. C’était, je crois, en 2009. J’ai failli voler le livre. Je savais à l’avance ce que j’y trouverais, et, sous ce rapport, je n’ai pas été déçu. D’où mon projet de larcin. L’entreprise eût été excitante. Puis, finalement, je me suis dit que non, c’était prendre trop de risques pour quelque chose qui n’en valait pas la peine, alors j’ai sagement claqué mes dix euros, lu le truc en deux coups les gros, et incendié la miss.

Celui d’après, Omega et les animaux mécaniques, je ne l’ai pas lu ; ça viendra peut-être un jour. La lecture d’une ridicule critique littéraire publiée je ne sais même plus où, mais dans laquelle il était question, à propos de ce deuxième roman, d’un « parfum d’adolescence », m’a dissuadé. Je me suis dit, à l’époque, que rien n’avait changé. De plus, je n’aime pas Manson, qui (selon moi) n’arrive pas à la cheville d’Alice Cooper.

Puis est venu le troisième opus, l’automne dernier. Je prends mon temps, je ne suis pas nécessairement le monde et son train, sa rentrée littéraire fascinante, d’où la parution décalée de cette note.

Je trouve Unplugged désespérant de vide, de superficialité. L’extrême dégradation de l’Occident, qui ne pouvait qu’imprégner le texte, ne suffit pas à modérer mon propos. En considérant, dans une de mes librairies de prédilection, J’ai décidé de m’en foutre, j’ai tout de suite remarqué le changement de format et la plus grande densité, en terme de pages, de cette œuvre parue aux éditions Léo Scheer. La densité du contenu allait-elle suivre ? Je reconnais que j’ai un peu moins hésité qu’en 2009. Je n’ai pas mis deux semaines à me décider : acheter ? Ne pas acheter ? J’ai acheté puis ai mis de côté. Je suppose que, pendant ce temps d’attente, je me suis conditionné mentalement, sans m’en apercevoir. Et puis, il y a quelques jours, je m’y suis collé. Qu’en ressort-il ?

Tout d’abord, une expérience de lecture pas du tout éprouvante en ce qui me concerne. Le livre est une sorte de calendrier de la lose. Mois par mois, nous suivons Alice, jeune nana célibataire, Franc-comtoise, salariée à Paris. Son travail n’est pas aussi intéressant qu’elle le voudrait, ses relations humaines n’ont rien d’évident, d’une part avec sa famille problématique (la mère et la grand-mère maternelle, essentiellement), et d’autre part, bien sûr, les hommes, ceux qui sont fantasmés (Totof) et ceux qui ne peuvent plus l’être (le Gros Lapin Nase).

Premier constat : c’est toujours de l’autofiction post-moderne. La déchéance de l’Occident est quasi-complète. C’est le genre de livre qui, d’un certain point de vue, m’attriste beaucoup, mais ce n’est pas la faute de l’auteure. Pas autant que dans Unplugged, disons. Ce qui pose problème, c’est l’absence du père. Je sais bien que ce n’est pas très original, ce que je dis là, mais c’est l’époque qui le veut : le père est l’ennemi, l’homme à abattre, le représentant d’un sexe inacceptable dans une société vaginalisée. Non pas tant que ce soit le cas dans JADDMEF : le père d’Alice s’est barré il y a longtemps ; son grand-père, figure de référence, socle psychologique, est décédé. La mère et la grand-mère tournent en roue libre. Pour un peu, on aurait eu droit à une resucée de L’exorciste. Alice est en surchauffe dans ce milieu.

D’ailleurs, s’agit-il vraiment d’Alice, ou d’Alex(andra) ? La note 2 au bas de la page 60 entretient la confusion : « (…) je vous recommande vivement la lecture d’Unplugged, mon premier roman ». Je note par ailleurs un certain nombre d’expressions relatives au projet de « s’en foutre ». La seule lecture du titre m’a incité à croire que, précisément, cet objectif ne serait pas atteint dans ce calendrier de la désillusion, et c’est bien le cas : « je n’arrive pas à m’en foutre » (p.116), « je veux m’en foutre » (p.155), « on ne décide pas de s’en foutre, c’est le monde qui se fout de nous » (p.322).

Cependant, c’est à la page 296, soit vers la fin du roman, que se lit une des phrases les plus importantes de l’ensemble : « j’attendais simplement que quelqu’un comprenne, pas quelque chose en général, mais tout ce que j’étais, qu’il m’aime pour ça et qu’il me montre la marche à suivre pour que je devienne enfin la meilleure version de moi possible ». Voilà, nous y sommes : pas de mecs véritables dans JADDMEF. Des chanteurs fantasmés, décevants, des losers, des minables, de grands absents, des traîtres à ce que devrait être la masculinité dans un Occident remis sur ses rails. Mais l’Occident, hein… Oui, Alice/Alex peut bien le dire : « c’est fini la chevalerie » (p.233). Je ne sais d’ailleurs pas si elle se rendra compte de mon affliction à ce propos. Mais peu importe. Je retiens surtout que la gothodinde d’Unplugged se métamorphose lentement ; je la trouve un peu plus lucide, comme si une plus grande marge d’écriture (au niveau éditorial) lui avait permis de creuser plus avant dans un potentiel personnel dont elle ne soupçonnait peut-être pas autant l’existence et la disponibilité en 2009.

Perpétuellement déçue par l’absence d’amour véritable dans sa vie, Alice, rageusement, cultive une « image de pute » (p.89), fréquente des soirées sado-maso (j’ai déjà quelque peu abordé cet univers dans une autre note de lecture), mais avec un regard quasi-clinique quoi qu’elle en dise. Elle et sa meilleure amie Louison font tout pour obtenir le pass qui leur permettra de danser comme des putes devant les mecs de Rammstein, au cours d’un aftershow en Arras. Mais même là, ils sont décevants, les hommes ; Alice est maladroite, empotée (ici, un freudien ramènerait probablement sa fraise et ses actes manqués, mais je n’aime pas la psychanalyse, c’est heureux). Alors oui, ça ondule lascivement faute de mieux et, au final, les deux mistinguetts parviennent quand même à s’éclater dans une soirée, une ambiance qui reconstituent à peu près correctement la vie rêvée qu’elles ne peuvent vivre pendant la plus grande partie de leurs existences.

Oui, l’Occident crève de ne plus avoir de tradition chevaleresque (même sous la forme, adaptée à nos conditions de lieu et d’époque, d’une romance à la Dirty Dancing), l’Occident se meurt sous le poids de symboles fondamentaux qu’il ne sait plus, qu’il ne veut plus assumer, prendre en charge de façon consciente ou, à tout le moins, avec l’émerveillement de l’éternelle jeunesse. Je ne voudrais pas qu’Alice/Alex se retrouve un jour dans la peau d’une vieille femme seule et aigrie. Et pourtant, tout est à portée de main. Je ne voudrais pas davantage la voir se transformer en bonne sœur ; je dis seulement, mais sans ironie, que les gothiques (et assimilés) sont constamment à deux doigts de la conversion au catholicisme. C’est bien le cas d’Alice : il se trouve en elle « une espèce de mélange d’envie de croire et de vrai début de conviction qui plie sous le poids du pragmatisme » (p.154). Mais si seulement elle prenait conscience du langage symbolique qu’elle emploie à propos de sa mélancolie, de sa carence affective: « (…) l’impression d’être happée au cœur des océans, prisonnière dans le ventre d’énorme poisson qui ne me laissera jamais remonter à la surface » (pp.155-156). C’est peut-être déjà le cas, me répondra-t-on… J’attends alors la confirmation qu’ici, nous nous trouvons au cœur du problème : réticence devant le réel, qui est appel, tout comme le prophète Jonas avait été appelé, lui qui n’avait pas voulu ouvrir les yeux, dans un premier temps. Mais le poisson n’est pas un dévoreur, c’est même tout le contraire, c’est un sauveur, le sauveur par excellence, y compris sous la forme de ce poisson d’avril dont Alice, au mois concerné, se demande l’origine. Elle est là aussi, la masculinité véritable. En attendant, il faut se contenter de rêves, de rêveries, de fausses peurs, de concierges connes, il faut vivre dans une grande solitude, se laisser crucifier sans trop savoir si quelqu’un, un jour, viendra nous décrocher, panser nos plaies, nous aimer tout simplement. Je ne m’amuserai pas ici à reproduire le catalogue des vœux rabâchés mécaniquement à l’occasion de janvier: « d’abord la santé, et puis, et puis, etc. » J’ai bien compris, à suivre les douze mois du calendrier de JADDMEF, que le temps qualitatif de nos ancêtres s’est mué en une réitération industrielle, froide, pervertie, bouclée sur elle-même, de la sagesse antique. Déchirements, attitudes contradictoires, blessure d’une jeune femme attachante (attachiante) qui accède, lentement, à une plus grande compréhension d’elle-même, mais où l’autodérision, heureusement, n’est pas exclue : je suis curieux de voir ce que donnera le prochain livre d’Alexandra Varrin. J’espère juste que ce ne seront pas les états d’âme, réels ou supposés, de Totof Schneider devant la violence de sa propre main droite…

Paul Sunderland
J’ai décidé de m’en foutre
Alexandra Varrin
 Leo Scheer,
01/10/2011, 328 p., 21€
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