Maître de conférences en littérature générale et comparée (Université Rennes 2), Jean Cléder travaille sur les relations entre littérature et cinéma. Il a publié récemment Entre littérature et cinéma : les affinités électives (Paris, Armand Colin, collection « Cinéma / Arts visuels », 2012), Michael Lonsdale : Entretiens avec Jean Cléder (Paris, François Bourin Editeur, collection « Interprétations », 2012), et des entretiens inédits de Jean-Pierre Ceton avec Marguerite Duras (Paris, François Bourin Editeur, 2012).
Unidivers Mag – Jean Cléder, l’une de vos spécialités consiste à étudier l’adaptation cinématographique des textes littéraires et les relations entre pratique d’écriture et pratique cinématographique. Vous vous trouvez ainsi au carrefour des deux arts que vous croisez à travers différentes passerelles et transversales. Pourriez-vous nous présenter votre démarche et ces « affinités électives » ?
Jean Cléder – D’une façon générale, ce sont les relations entre littérature et cinéma qui m’intéressent, dont l’adaptation des textes littéraires représente une petite partie — mais très sensible dans notre culture. Je m’intéresse autant à la manière dont certains cinéastes utilisent la littérature – par des citations, des références, la reprise de processus de figuration – qu’à la manière dont la littérature utilise le cinéma – en important à son tour des techniques de présentation du mouvement, de mise en scène ou de montage, voire en prenant des films pour objet, comme le font Alice Ferney, Tanguy Viel, Pierre Alféri…
La transversalité bidisciplinaire fait écho à une posture majeure de la méthodologie contemporaine : la transdiscipinarité. Il faut reconnaître que la France accuse un sérieux retard en la matière, notamment dans la sphère universitaire. Quel est votre point de vue à votre échelle ?
Pour les rapports entre littérature et le cinéma, la réflexion a longtemps été occupée (mais aussi peut-être ralentie) par la question de l’adaptation des textes littéraires, qui articule plusieurs problèmes : un problème historique et social d’hégémonie culturelle de la littérature, un problème « sémiotique » de transfert d’une langue vers une sorte de langage — qui renvoie à la question de la spécificité et, donc, de la dignité du cinéma.
Dans la culture française, un écrivain qui passe au cinéma est accueilli avec méfiance ou ironie, et pareillement un cinéaste qui se pique d’écrire ; l’un et l’autre sont suspectés de dilettantisme ou d’amateurisme, car la spécialisation, l’exclusivité est perçue comme un gage d’efficacité. Or, c’est surtout un gage de docilité : un cinéaste proprement éduqué n’invente jamais rien, alors que les outsiders ont la capacité d’expérimenter. La séparation des espèces et la division disciplinaire qui sévissent dans notre culture se reproduisent dans la sphère universitaire : pour des raisons de protectionnisme territorial, les disciplines restent très cloisonnées — et les études cinématographiques ignorent superbement les études littéraires, d’une façon presque militante…
Dans vos travaux, imaginez-vous possible une conjugaison entre vos études transversales littérature-cinéma et les sciences, la mathématique, la neurologie, à travers l’image et l’esthétisme notamment ?
Cette conjugaison est non seulement possible, mais évidemment souhaitable ! Reste qu’on ne peut pas tout faire, et prendre position entre deux domaines demande déjà beaucoup de vigilance. Cependant, ayant pris la codirection d’une revue de cinéma, Études cinématographiques, j’ai l’opportunité de solliciter des chercheurs qui font appel à des connaissances développées dans d’autres disciplines — comme la neurologie et l’ethnocritique, qui contribuent à renouveler la compréhension que nous avons des textes comme des films.
Toujours dans cette veine de conjugaison, vous avez créé et animez le festival Transversales Cinématographiques dont Unidivers Mag s’est fait largement l’écho. Il semble que cette 3e édition soit placée sous un signe plutôt lyrique…
Oui. Les Transversales cinématographiques seront fortement orchestrées cette année. Le festival conjugue au mois de février une double programmation : les relations entre cinéma et opéra seront saisies à travers une journée d’étude (des chercheurs se réunissent à l’Université Rennes 2 le lundi 11 février 2013), une programmation cinématographique sur la semaine (du 11 au 16 au Tambour et au Ciné TNB), une conférence d’Alain Surrans le mercredi 13 aux Champs libres, ainsi qu’une après-midi de discussions au Théâtre de la Parcheminerie (le samedi 16 après-midi). D’autre part, le bicentenaire de leur naissance est l’occasion d’examiner les rapports entre Verdi et Wagner à travers un colloque international du 12 au 16, deux concerts et un opéra à l’Opéra de Rennes.
Dans le cadre de ces Magna opera, il était naturel de vous associer avec l’opéra de Rennes, un exemple pratique de transdisciplinarité. Ce partenariat s’est-il fait tout naturellement ?
Oui. Il se trouve que Timothée Picard, professeur de littérature comparée à l’Université Rennes 2, met en œuvre le même type d’interdisciplinarité que moi, mais davantage dans le domaine musico-littéraire (où l’interdisciplinarité est mieux acceptée). C’est un chercheur de premier ordre dans le domaine de l’opéra, et de Wagner tout spécialement. Or l’opéra est « l’œuvre d’art mixte » par excellence (jusque dans son nom même : opera = œuvre) : c’est pourquoi l’opéra représente le modèle de référence dans les textes théoriques qui ont accompagné la naissance du cinéma… L’association avec l’Opéra de Rennes s’est donc imposée très simplement, mais elle n’est pas nouvelle : dans le cadre d’un partenariat commencé en 2005, les étudiants de Rennes 2 ont l’occasion de suivre chaque année des productions de l’Opéra de Rennes, de rencontrer les artistes, etc., dans cette perspective d’une initiation à la transdisciplinarité… En 2009, une manifestation centrée sur « Opéra et fantastique » avait déjà fourni l’occasion de resserrer les liens entre l’Université et l’Opéra, et nous nous réjouissons de cette nouvelle collaboration — plus ambitieuse encore, et tournée vers tous les publics, depuis les chercheurs jusqu’aux profanes — en passant bien sûr par les habitués.
Pour finir en sollicitant votre œil expérimenté, à quelles nouvelles formes artistiques et esthétiques assiste-t-on à votre avis dans l’univers du cinéma de ce jeune XXIe siècle ?
Ce qui m’intéresse en ce moment, c’est la délocalisation du cinéma, à travers des pratiques hybrides en quelque sorte. Je pense en particulier à ce qui se passe — entre performance, arts plastiques, littérature et cinéma — dans le domaine de la vidéo. En collaboration avec Denis Briand (chercheur en arts plastiques), je prépare en ce moment un livre avec Valérie Mréjen, qui est connue dans le monde entier comme vidéaste, mais qui est aussi écrivain, et récemment devenue cinéaste. L’originalité de son travail tient à son impureté, et c’est cela qui me captive.