Voilà Verdure, le trente-troisième livre de Jean-Loup Trassard. Ni récit ni roman, très exactement un recueil d’articles et de préfaces que notre auteur a publié à divers endroits et moments. Depuis la plus modeste publication – « L’hirondelle » bulletin municipal de Saint-Hilaire du Maine, commune mayennaise où il habite depuis une cinquantaine d’années – jusqu’à la plus connue – Le Figaro littéraire. Le thème récurrent, obsessionnel et combatif, qui parcourt tous ces textes est la défense et illustration de la campagne et du bocage mis à mal par les politiques publiques de la seconde moitié du XXe siècle.
Trassard est L’homme des haies pour reprendre l’un des titres de ses livres et les dix-sept textes qui composent ce recueil sont écrits d’un même élan, pugnace et poétique, vif et mélancolique, doux et militant. Comme une recherche d’un temps perdu, celui de sa prime jeunesse, « je suis revenu à la maison d’enfance qui fut toujours ma racine la plus tendre » écrit-il dans L’Amitié des abeilles, son tout premier livre publié en 1961 alors qu’il n’avait pas encore trente ans. Il ne s’est jamais plus éloigné de son havre mayennais planté au milieu du bocage. « Dans les années 50, nous dit Jean-Loup Trassard, les fermes d’ici tenaient plus ou moins vingt hectares qu’on labourait, hersait et ensemençait avec les chevaux. Maintenant, puisque vingt hectares ne permettent plus de vivre et de travailler comme ils l’entendent, les cultivateurs cherchent avant tout à acquérir de la surface parce qu’elle leur donne le droit à des aides administratives, à produire plus de lait et à répandre sur le sol le lisier qui s’entasse auprès de la stabul’, le cher vieux mot étable n’ayant plus lieu d’être employé. »
Et ce fut alors, dans les années 60, la course aux hectares, l’agrandissement des champs et des parcelles nommé remembrement, encouragé en hauts lieux ministériels et préfectoraux, avec le corollaire, et l’hécatombe inévitable, d’un paysage bocager façonné pourtant depuis des siècles : l’abattage systématique des haies, l’arrachage des arbres, chênes, châtaigniers, merisiers plus que centenaires, à coup de bulldozers assassins, l’anéantissement progressif des chemins creux, « lignes de force des territoires agraires, passage des générations occupées au travail de la terre, dont la présence hante toujours ces couloirs moussus », la suppression des ruisseaux, ces « cours d’eaux peu considérables » – pour reprendre le beau titre d’un de ses ouvrages précédents -, qui « avaient plus de chances d’apporter leur fraîcheur aux pâturages. […] Arbres sciés, talus écrasés, chemins bouchés, ruisseaux canalisés, un processus d’anéantissement ronge peu à peu le bocage et bientôt il sera trop tard. […] L’Etat détruit le mode de vie de la France rurale comme l’Occident a détruit les civilisations africaines au nom du progrès. Modernisation est un terme employé par toutes les administrations pour nous faire avaler n’importe quoi ! »
Les ruisseaux abritaient toute une faune de vairons, écrevisses et tritons qui avaient enchanté l’enfance de notre écrivain-paysan. « Mais qu’est-ce qu’on en a à faire ? » Les hirondelles, privées des moustiques et insectes achevés par les pesticides, ont fui la campagne. « Mais qu’est-ce qu’on en a à faire des oiseaux ? » Les talus, terreau de plantes dont on ne connaît même plus les noms, sont peu à peu arasés. « Qu’est-ce qu’on en a à faire ? »
Près de disparaître le merisier qui parsemait les champs de ses taches blanches florales au printemps, près d’être oublié le pommier dont on ne ramasse plus les fruits pour les presser et en tirer le cidre, près de n’être plus qu’un souvenir les arbustes des haies, noisetiers, frênes et sureaux, houx, néfliers, aubépine et prunelliers, genêts, ajoncs, églantiers, chèvrefeuille, bourdaine et serpolet, thym sauvage et nombre de plantes aux vertus médicinales et sonorités poétiques, la bryonne, l’achillée, l’euphorbe, la mercuriale, la capselle, la reine des prés ou spirée ulmaire qui a donné naissance à l’aspirine. Rien à faire de ces buttes de terre, les bourriers du pays mayennais, où se cachaient lièvres et renards, où vivaient bourdons et abeilles qui colportaient les pollens et portaient la vie des fleurs et des fruits. Trassard écrit sur ces mystérieuses plantes indifférentes à notre attachement, mais est-ce si sûr ? « Le fait qu’elles se laissent découvrir et nommer, que souvent elles renaissent à l’endroit où nous les avons rencontrées, ne serait-ce point, de leur part, une façon d’entamer la relation ? »
« La civilisation rurale s’est laissé mourir parce qu’elle ne s’aimait pas. Elle avait adopté le point de vue des villes qui toujours se moquent des campagnes. Elle n’a pas défendu ses valeurs. Nous n’en sauverons que des souvenirs, encore faut-il se dépêcher ! » Du haut de leurs tracteurs surpuissants et surdimensionnés, les agriculteurs ont oublié ce qu’était le travail délicat de la jument percheronne qui labourait et ménageait la terre d’un pas et d’un sabot précis guidé par le paysan.
Jean-Loup Trassard, homme de terroir, n’a pas attendu la vague écologiste et décroissante des années 2000. Ce recueil d’articles porte témoignage d’une colère et d’une amertume nées il y a cinquante ans et plus quand notre Mayennais a commencé à constater la dérive d’une paysannerie plus soucieuse de gérer son endettement bancaire, dramatique souvent, et vivre un oppressif asservissement aux groupes de l’agro-alimentaire que de prendre soin des sols. Voilà bien le procès qui devrait être fait à ces acteurs du drame de la terre nourricière et bocagère pour qu’agriculture et nature sauvage se retrouvent enfin alors qu’ « elles se sont assez bien supportées durant trois mille ans ou plus. » conclut Jean-Loup Trassard, amer à l’automne de sa vie et à la veille peut-être de voir disparaître à tout jamais, « la campagne française, grâce heureuse d’une incessante alternance entre l’étendue ensoleillée, où chante l’allégresse de l’alouette, et le bois d’ombrage où frissonne le mystère des choses. » Des mots de Gaston Roupnel dont Trassard aime à rappeler longuement la figure dans Verdure, un « historien et poète, historien parce que poète ! » disait Pierre Chaunu.
► Verdure de Jean-Loup Trassard, Éditions Le Temps qu’il fait, 2019, 164 p., ISBN 978-2-86853-659-4, prix : 19 euros.
Extraits
Pour que l’eau ruiselle Mes instituteurs ont une maison à la sortie de leur village, derrière l’église, et la forêt comme horizon. Le maître d’école n’élève plus que des bœufs, mais avec le même soin. Il me fait visiter ses herbages attenants au jardin, approcher les quatre bœufs à l’engraissage, tourner autour des pommiers qui s’annoncent chargés. Nous parlons de la destruction des chardons, de la conservation des châtaignes, de la chèvre qu’il a fallu vendre parce que trop fatigante. Je pousse une barrière allégée par un contrepoids… une entaille, la laideur administrative, coupe à travers les herbes ! Depuis la petite route jusqu’au bas des prairies où sont les plantations de peupliers descend droit, à perte de vue, une rigole profonde d’un bon mètre à quoi son profil en V donne deux mètres de largeur. Sur chaque côté, des barbelés en interdisent l’accès. Je sais qu’une opération de remembrement afflige cette commune. On abat les arbres et les haies, on entoure les exploitations de ronces artificielles placées à 50 cm du fonds voisin (ainsi entre les fermes un fossé inutilisable d’un mètre de large, couloir de surveillance entre les barbelés d’un camp). J’apprends que le remembrement prétend gouverner aussi les ruisseaux ! Que dans une commune remembrée il n’y a plus un seul ruisseau originel ! Au lieu choisi par l’administration est creusé le plus droit possible, d’un diamètre égal du début à la fin, un caniveau qui est censé conduire les sources, pluies et petits cours d’eau le plus vite possible jusqu’à la rivière. Cet ouvrage, chacun doit l’entretenir, bien que les ronces artificielles empêchent le bétail de boire et qu’il soit interdit d’y ménager un abreuvoir. L’accélération, non seulement élimine tournants et cavités, écrevisses et vairons, mais fait que l’eau n’a plus le temps de pénétrer dans le sol; les puits en sont moins riches et les communes remembrées prioritaires pour les subventions nécessaires à l’extension de leur service des eaux ! Dans le caniveau que je découvre, ouvert à grands frais, occupant d’un barbelé à l’autre et sur toute sa longueur une surface considérable, il n’y a pas une goutte d’eau ! Cette absence qui crie à l’absurdité me réjouit : sur les plans on a dit que l’eau coulerait à cet endroit et l’eau ne veut pas, elle essaiera de frayer son chemin ailleurs. Mais ce n’est qu’une maigre consolation. Et que l’on ne vienne pas nous parler de passéisme ou de paysans braquant un fusil de chasse à la limite de leur champ pour empêcher le progrès d’entrer ! Les passéistes, qui s’ignorent mais font de grands dégâts, ce sont ceux qui continuent à croire que l’homme est là pour asservir la nature, qui assurent que c’est pour un mieux-être de tous alors que c’est pour le profit de quelques-uns, qui possèdent une notion partielle et partiale du rendement financier admis pour but unique et qui, avec un entrain communicatif (changez donc aussi votre voiture, votre machine à laver, votre tracteur), peuvent déclarer, comme le chef du bureau d’études de remembrement et de voirie au ministère de l’Agriculture et du développement rural (interview publiée dans la presse le 29 août 1973) : «On crée une nouvelle géographie rurale. Œuvre passionnante car on remodèle la campagne pour plusieurs siècles.» Si nous nous contentons d’envoyer une giclée d’encre à la face d’une telle imbécillité, croyez-vous que les ruisseaux et nous-mêmes pourrons continuer longtemps à suivre les méandres qui nous plaisent ? (Publié dans Le Figaro Littéraire du 24 mars 1975)
L’auteur Jean-Loup Trassard est né à la campagne, l’été 1933. Il publie pour la première fois dans la N.R.F. en 1960 puis, à partir de l’année suivante, plusieurs récits chez Gallimard. Il a fidèlement donné à notre série «Textes & Photographies» pas moins de quatorze titres : Territoire (1989), Images de la terre russe (1990), Ouailles (1991), Archéologie des feux (1993), Inventaire des outils à main dans une ferme (1981 & 1995), Objets de grande utilité (1995), Les derniers paysans (2000), La compo-sition du jardin (2003), Nuisibles (2005), Le voyageur à l’échelle (2006), Sanzaki (2008), Eschyle en Mayenne (2010), Causement (2012) et Trouvailles (2014). Nous avons publié plusieurs de ses livres en prose : L’amitié des abeilles (1985, 2007), Caloge (1991), Traquet motteux (1994, 2010), Conversation avec le taupier (2007), Exodiaire (2015), ainsi qu’un Cahier Jean-Loup Trassard, volume d’études et d’inédits qui montre bien l’étendue de son œuvre d’écrivain et de photographe (dir. Dominique Vaugeois, 2014).