Le tableau mondialement connu Les Époux Arnolfini de Jan Van Eyck peut dévoiler ses secrets, six siècles plus tard, à un enquêteur motivé de la trempe de Jean-Philippe Postel. Muni d’une solide loupe, il va découvrir dans un roman d’investigation vertigineux les indices, peut être pas d’un crime, mais au moins d’une disparition. Érudit et ludique.
Pour être critique ou historien d’art, il vaut mieux être un bon cuisinier. Tout du moins si l’on en croit Raymond Queneau pour qui un chef-d’œuvre est comparable à un oignon :
dont les uns se contentent d’enlever la pelure superficielle tandis que d’autres, moins nombreux, l’épluchent pellicule par pellicule
À ce titre là, Jean-Philippe Postel mériterait vraiment une toque triplement étoilée avec son « épluchage » d’une œuvre picturale majeure de l’histoire de l’art peint en 1434 par Jan Van Eyck : les Époux Arnolfini.
Tableau majeur, car il est pratiquement, à l’exception d’un portrait sommaire de Jean le Bon, la première représentation peinte d’un homme et d’une femme en dehors de la peinture religieuse. Original à ce titre, ce tableau représentant un couple qui se tient par la main, mais jamais ne se regarde, vaut aussi par les mystères qui l’entourent et l’ambiance particulière qui se dégage d’un examen attentif. Qui sont ces deux personnages ? Que font-ils ? À quoi pensent-ils ? Et comme dans les « Ménines » de Vélasquez que reflète le miroir situé en plein centre de l’œuvre ?
Depuis Daniel Arasse et son célèbre ouvrage, « On n’y voit rien » (1) et les documentaires « Palettes » (2) d’Alain Jaubert, les analyses des œuvres ne sont plus l’apanage des seuls spécialistes internationaux. L’érudit comme le béotien sait désormais qu’un tableau ne s’apprécie pas seulement à l’aune de la beauté et de l’esthétisme, mais renferme souvent de multiples lectures mystérieusement cachées par l’auteur ou offertes au premier plan pour celui qui sait regarder. Tous ces travaux d’érudition ont pour mérite essentiel de rapprocher l’histoire de l’art de chaque curieux invité à découvrir ce qu’il y a derrière le tableau, à devenir un enquêteur à la recherche d’indices sur la trace d’une vérité.
À ce petit jeu, intellectuellement jouissif, Jean-Philippe Postel, comme un inspecteur de police, ou comme un maître cuisinier, c’est au choix, nous rappelle les meilleurs polars de Patricia Highsmith. Selon des méthodes d’investigation éprouvées, l’auteur part de l’ensemble pour arriver au particulier.
L’ensemble ce sont six inventaires de 1516 à 1794. Et des textes anciens qui replacent l’œuvre dans le contexte des croyances ou des savoirs de l’époque.
Le particulier, c’est chaque élément du tableau détaillé, décortiqué, analysé. C’est une chandelle seule allumée au-dessus de la tête de l’homme. Des patins de bois encore humides de boue. Des mules placées à l’exact centre du tableau et qui forment un V. Des oranges. Des cerises. Une patenôtre et ses vingt-neuf perles. Un coffre. Un jour de printemps. Et tant d’autres éléments comme dans un inventaire à la Prévert tant il est vrai qu’un artiste de l’époque ne peint jamais un élément par hasard ou par pure décoration. Chez Van Eyck comme chez beaucoup d’autres, tout est symbole, ou sens. Dans ce qui peut être un polar rondement mené, on découvre bien vite l’élément essentiel et peu contestable : un des deux personnages (nous vous laissons le soin de découvrir lequel) est un spectre, une apparition venue du Purgatoire. À partir de ce constat inédit, tout s’organise et devient compréhensible. Chaussant la loupe de Sherlock Holmes, on comprend alors que le tableau est double séparant la vie de la mort, la réalité de l’apparence. Peu à peu, à chaque indice supplémentaire le lecteur va de surprise en surprise, comme dans un gigantesque jeu de pistes, pour son plus grand bonheur. Bien entendu, six cents ans plus tard, le travail d’investigation a quand même des limites : plus aucun témoin, aucune audition possible. Pas de caméra cachée pour nous montrer la scène sous un autre angle. L’auteur ne nous dissimule pas ces dernières lacunes, laissant paraître ses préférences et son intuition, mais les « évidences », dévoilées et devenues incontestables, sont suffisantes pour un enquêteur/lecteur béotien.
Le livre une fois refermé, il demeure la dimension essentielle : le plaisir de découvrir le sens caché des choses, mais aussi d’éclairer le regard sur d’autres mystères encore plus profonds. Ceux de la création, car aucun mot ni aucune explication ne pourront jamais traduire ce que ressentent les spectateurs de ce tableau exposé à la National Gallery (Londres) depuis 1843 : une impression vertigineuse d’énigme impénétrable. Même après en avoir appréhendé le sens essentiel. Et avoir compris la signification de quelques traces de boue sur une paire de patins de bois.
Roman L’Affaire Arnolfini, Jean-Philippe Postel, Actes Sud, 150 pages, 18 €. e-book : 13,99 €
À noter la belle initiative de proposer le tableau et les détails de l’œuvre à l’intérieur de la jaquette, procédés trop souvent ignorés dans ce type d’ouvrage.
(1) On n’y voit rien de Daniel Arasse chez Folio Essais. 8,20 €. La version brochée qui propose les reproductions des tableaux analysés. 25 € 35
(2) Palettes d’Alain Jaubert. Coffret collector de 18 DVD. 100 €. Éditions Montparnasse.
******************************
Jan Van Eyck naquit entre 1390 et 1400, certainement à Maaseik, ville située dans la partie flamande de la Belgique actuelle.
Frère cadet d’Hubert Van Eyck, peintre exerçant à Gand jusqu’à sa mort en 1426, il n’existe aucune trace concernant ses années de jeunesse et sa période la formation.
À partir de 1422, il devient peintre à la cour de Jean de Bavière à la Haye. À la mort de ce dernier en 1425, il est appelé par le Duc de Bourgogne, Philippe le Bon, qui en fait son peintre officiel et lui assure une confortable rente à vie. Il effectue également pour son maître diverses missions diplomatiques à l’étranger en qualité d’ambassadeur et même d’agent secret. Lorsqu’il n’est pas en « service commandé » par le Duc, il vit d’abord à Lille puis s’installe définitivement à Bruges à partir de 1428 où il épouse Marguerite Van Eyck avec laquelle il aura deux enfants.
Il assume des commandes en parallèle au travail commandé par le Duc de Bourgogne, dont l’achèvement en 1432 du retable de l’Agneau mystique commencé quelques années plus tôt par son frère Hubert. Il produit aussi de nombreux portraits de membres de l’aristocratie flamande. Il meurt à Bruges en juin 1441. Son atelier est repris par son frère Lambert Van Eyck. Il semblerait également que le peintre Barthélemy Van Eyck, exerçant dans le sud de la France, puisse être un parent de la famille. L’œuvre de Jan Van Eyck est frappante par son réalisme. Bien que cela soit déjà une caractéristique de la peinture flamande, la précision et la maîtrise des détails atteignent avec lui un niveau allant jusqu’à la perfection. L’atmosphère générale de ses tableaux provient de ses éclairages, des jeux d’ombre et de lumière, qui donnent les volumes et matérialisent l’espace. L’illusion de la profondeur est chez lui, le résultat de l’utilisation de la perspective atmosphérique au sein d’une composition souvent à deux points de fuite. Il invente également un liant qu’il utilise avec la peinture à l’huile et qui lui permet de créer un aspect brillant et de travailler les transparences.
Ce réalisme magistral aura permis à Jan Van Eyck de pouvoir débarrasser ses tableaux des signes conventionnels purement symboliques utilisés jusqu’alors dans la tradition gothique par la représentation d’objets concrets, porteurs du sens spirituel nécessaire, et suffisant en eux-mêmes pour faire comprendre au spectateur la valeur du message énoncé.
source ici