Le jeu de rôle naît aux États-Unis dans les années 70 : un divertissement particulier à mi-chemin entre le conte, le théâtre et le jeu de société. Bien que le loisir fleure bon les années quatre-vingt, il génère encore de l’enthousiasme : en témoignent les nombreuses associations dédiées. La seule ville de Rennes en compte cinq et accueille également plusieurs conventions annuelles. Malgré un public relativement réduit, le jeu de rôle s’impose comme davantage qu’un simple divertissement de niche : un phénomène culturel au patrimoine riche.
Rennes, 13 bis rue Ginguené. Les locaux du cercle Paul Bert abritent l’association Risques et Périls. Fondée en 1992, elle fait partie des nombreuses associations rennaises dédiées aux jeux de rôle. Ce soir là, quatre membres nous accueillent : Florian, Lucien, Gwendal et une joueuse qui fera le choix de rester anonyme. Tandis que Gwendal décore la table et prépare une ambiance sonore, les autres s’affairent autour du café : une boisson nécessaire car la nuit sera longue. Impossible de déterminer à l’avance combien de temps durera leur partie, mais il est évident qu’elle s’étendra sur plusieurs heures. Au programme de la soirée : Kult, jeu de rôle publié en 1991.
Mais au fait, qu’est-ce que le jeu de rôle ? Difficile d’attribuer à ce divertissement une définition rigide. À mi-chemin entre conte, théâtre d’improvisation et jeu de plateau, il s’agit d’un divertissement à nul autre pareil. Les participants sont divisés : on compte plusieurs joueurs pour un « maître de jeu ». À l’instar d’un conteur lors d’une veillée au coin du feu, le maître de jeu présente à ses joueurs une intrigue se déroulant dans un univers fictif. Mais à la différence du conte, le jeu de rôle se veut interactif : les joueurs incarnent les protagonistes de l’histoire, et participent en temps réel à son développement. À la fois joueurs et acteurs, ils décident des actions de leur personnage, allant parfois jusqu’à en mimer les gestes ou à en déclamer les paroles : la dimension théâtrale du jeu est donc très importante. La réussite ou l’échec des actions choisies dépend de lancers de dés ainsi que du bon vouloir du maître de jeu, qui s’appuie généralement sur un livre de règles. C’est sur ce dernier point que le jeu de rôle se rapproche des jeux de société. Le résultat est donc unique : le jeu de rôle brouille les frontières entre les trois genres susnommés et offre aux participants une liberté presque totale. Leur imagination est reine.
À Rennes, ce loisir est particulièrement populaire. Cinq associations existent intra muros : onze, si on étend le champ de recherche aux communes alentours. Et si le jeu de rôle est théoriquement ouvert à toutes les tranches d’âge, force est de constater que les étudiants sont les plus actifs. Non seulement l’INSA et l’université de Rennes 1 possèdent chacune leur association, mais elles sont à l’origine des deux événements organisés annuellement à Rennes : le festival de l’Oeil Glauque et la Convention Éclipse, dont la prochaine édition est prévue pour mars 2018.
À première vue, il semble paradoxal que des étudiants du 21e siècle se soient amourachés du jeu de rôle papier. Le loisir remonte en effet aux années soixante-dix. Malgré tout, le loisir a survécu au passage du temps : parce qu’il a évolué, mais aussi parce qu’il repose sur un concept intemporel. Pour mieux comprendre, un petit retour historique s’impose.
Le jeu de rôle est né aux États-Unis, d’un certain Gary Gygax. En 1974, il crée et publie Donjons et Dragons, un titre qui a marqué les mémoires au point ou aujourd’hui encore, il fait partie des premières licences citées par les joueurs. Deux ans après sa parution, le jeu se vend déjà à plus de 5 000 exemplaires sur le territoire américain. Sept ans plus tard, il est même représenté au grand écran puisque le célèbre E.T l’extraterrestre de Steven Spielberg s’ouvre sur une partie dudit jeu de rôle.
Si Donjons et Dragons rencontre un tel succès, c’est qu’il navigue sur le retentissement de l’œuvre de J.R.R Tolkien, dont Gary Gygax ne cachera jamais s’être inspiré. L’univers du jeu, de type médiéval-fantastique, ainsi que son bestiaire sont largement puisés dans les livres du « père de l’heroic fantasy ». Pour autant, il serait erroné de considérer l’ouvrage de Tolkien comme l’ancêtre du jeu de rôle. En réalité, la tradition rôliste est issue d’un patrimoine beaucoup plus large.
Si le lien entre le jeu de rôle et le conte a déjà été évoqué, il est également important de citer deux autres sources d’inspiration. Tout d’abord, les Murder Parties, particulièrement populaires dans l’Angleterre des années trente et basées sur les romans d’Arthur Conan Doyle. Considérés comme autant de Sherlock Holmes en puissance, les joueurs sont poliment « conviés » à assister à un meurtre puis à le résoudre. On se trouve déjà à la frontière entre deux genres, celui de la littérature et du théâtre. Le divertissement passionne au point d’être une source d’inspiration pour une autre grande plume du roman policier; Agatha Christie. Son enquête de 1956 « Poirot joue le jeu » se déroule durant l’une de ces soirées. De ces Murder Parties découle le jeu de rôle grandeur nature, variante du jeu de rôle sur table.
Autre ancêtre du jeu de rôle, plus direct cette fois : les Wargames ou « jeux de guerre », très populaires en Angleterre et aux États-Unis à partir des années soixante. Ils consistent reconstitution de conflits historiques en miniature, sur plateau. Les pions sont déjà présents et l’idée du « rôle » également, malgré tout, les jeux de guerre s’apparentent davantage aux jeux de stratégie. En 1971, Gary Gyrax, le créateur de Donjons et Dragons se fait les dents sur une adaptation du Seigneur des Anneaux en Wargame. Le produit fini, Chainmail, est le premier jeu de guerre à intégrer magie et créatures fantastiques : à compter de cet instant, la porte vers le jeu de rôle médiéval-fantastique est définitivement ouverte.
Très vite, le succès de Donjons et Dragons est tel que d’autres franchises se décident à suivre son exemple. Les années quatre-vingt et quatre-vingt dix seront une véritable pépinière pour les jeux de rôles, et verront la naissance de titres iconiques tels que l’Appel de Cthulhu en 1984 et Warhammer en 1987. Le démarrage est légèrement plus lent de notre côté de l’Atlantique, puisque les jeux de rôles ne s’y implantent véritablement qu’au cours des années quatre-vingt. En France, c’est le succès de la série des « livres dont vous êtes le héros » publiés par Gallimard, qui convaincra les maisons d’édition à se tourner vers le jeu de rôle. Plus immersifs qu’un jeu de société, plus vivants qu’un livre, et plus interactifs qu’un conte, les jeux de rôles sont populaires de part leur nature hybride et coopérative.
Malgré un clair succès de part et d’autre de l’Atlantique, le jeu de rôle demeure un divertissement pratiqué avant tout par un public de niche. En 1997, un sondage réalisé par la revue spécialisée Casus Belli montre que l’écrasante majorité des rôlistes est constituée d’étudiants de sexe masculin, pour la plupart amateurs de littérature fantastique, de science-fiction et de jeux vidéo. Des loisirs loin d’être démocratisés à l’époque, dans un monde qui ne connaît pas encore Game of Thrones ni même les adaptations du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson. Le fantastique et la fantasy sont alors considérés comme des « sous-genres » de la littérature, et la culture du jeu de rôle est qualifiée de « sous-culture » voire même de pratique déviante. Relativement peu nombreux, et surtout incompris, les adeptes du jeu de rôle sont alors des cibles de choix pour les émissions télévisées en mal de sensationnel.
Tout commence aux États-Unis en mai 1982. Irving Pulling, le fils de Patricia A. Pulling, se suicide. La mère en deuil incombe la responsabilité du drame à Donjons et Dragons dont le jeune homme était amateur. Elle fonde alors la B.A.D.D, (Bothered About Dungeons and Dragons) une association luttant contre l’influence que le jeu de rôle aurait sur les jeunes. Pulling parvient à convaincre un bon nombre de chrétiens très conservateurs de l’existence d’un lien entre jeu de rôle, satanisme et suicide. Dans le sillage des jeux de rôles, d’autres sous-cultures telles que la musique métal et la fantasy dans son ensemble sont accusées des même tares. Le scandale fini par atteindre la France lors de l’affaire de Carpentras. Au printemps 1990, le cimetière juif de Carpentras est retrouvé profané, et plusieurs cadavres exhumés. Alors que les soupçons se portent en premier lieu sur un groupuscule d’extrême-droite, l’enquête prend un tournant incongru lorsque de jeunes amateurs de jeu de rôle sont érigés en suspects potentiels… Six ans plus tard, l’affaire est enfin résolue et ce sont effectivement quatre néo-nazis qui sont mis derrière les barreaux. Rien à voir avec le jeu de rôle donc, mais le loisir n’est par tiré d’affaire pour autant.
Les remous provoqués par l’affaire de Carpentras donnent du grain à moudre à de nombreuses émissions télévisées, telles que Zone Interdite ou Bas les masques, animée par Mireille Dumas. Ici aussi, on effectue un rapprochement entre jeu de rôle, magie noire, violence, sectes, et même meurtre. Les rôlistes pâtiront longtemps de cette réputation infondée. Non pas que les ventes de jeu de rôle se soient écroulées : paradoxalement, les affaires firent la publicité de franchises telles que Kult (1991) ou Nephilim (1992) qui misent largement sur l’occulte. Les membres de Risques et Périls le regrettent, d’autant plus que ce soir là, c’est dans l’univers de Kult qu’ils s’enfoncent. Gwendal, leur maître de jeu, résume ci-dessous leurs précédentes aventures:
Les émissions de Mireille Dumas et confrères contribuèrent largement à donner aux rôlistes l’image d’une communauté étrange et marginale. Les affaires telles que celles de Carpentras illustrent le mécanisme de rejet qu’une majorité conservatrice peut avoir face à une pratique récente, minoritaire et « déviante ». À condition qu’il soit suffisamment incompris, même un divertissement peut-être présumé coupable. Emportés par la course à l’audience et au sensationnel, les médias de l’époque ont ignoré le potentiel créatif du jeu de rôle.
Et pourtant, lorsque la revue Cassus Belli qualifie le genre de « 10e art » plutôt que de divertissement, elle n’a pas tout à fait tort. Au-delà de son intérêt ludique, le jeu de rôle permet aux participants de s’impliquer dans la conception d’une œuvre. En jouant, puisque les joueurs et leur maître de jeu co-produisent l’histoire, mais aussi en attirant le public vers une multitude de genres littéraires.
Depuis Donjons et Dragons, le jeu de rôle s’est diversifié. Il s’est extirpé du seul univers médiéval-fantastique, et explore à présent d’autres genres littéraires : science-fiction, gothique, post-apocalyptique, policier, horreur… Dans bien des cas, ce sont des œuvres littéraires réelles qui ont inspirées ces nouvelles franchises, à l’instar du Seigneur des Anneaux pour Donjons et Dragons. Ainsi, l’Appel de Chtulhu de 1984 est directement inspiré de l’univers horrifique et fantastique du célèbre écrivain H.P Lovecraft. En 1991, la franchise Vampire : la Mascarade marque l’avènement du jeu de rôle gothique, en profitant notamment de l’engouement suscité par les romans de l’écrivaine américaine Anne Rice.
Foisonnant de références littéraires, le jeu de rôle encourage les participants à entraîner leur plume, en les invitant à rédiger leurs propres scénarios. C’est notamment cette caractéristique qui plaît à Gwendal, maître de jeu pour cette soirée Risques et Périls : l’écriture est pour lui une passion que le jeu de rôle lui permet d’exercer.
À partir des années 2000, le développement d’internet permet l’apparition des premiers jeux de rôle « indépendants », affranchis de toute maison d’édition. Les rôlistes peuvent désormais devenir auteurs, créer leurs propres univers, scénarios et franchises, avec davantage de liberté. La multiplication des thèmes et des genres permet alors d’ouvrir le jeu de rôle à de nouveaux publics, notamment à la gente féminine. L’association Risques et Péril a remarqué cette évolution : selon Florian, l’association Risques et Périls compterait aujourd’hui seize femmes, sur un total d’une cinquantaine de membres. Un chiffre en constante progression selon Gwendal.
Plus récemment encore, le jeu de rôle s’est même offert de nouvelles façades publicitaires : il a par exemple fait son entrée sur le petit écran. Alors que l’on s’éloigne des années quatre-vingt dix et des scandales sur fond de satanisme, le jeu de rôle perd son côté sulfureux pour devenir délicieusement rétro. Il est ainsi représenté dans la populaire série Stranger Things, diffusée sur Netflix depuis juillet 2016, qui foisonne de références aux années quatre-vingt.
Attention toutefois : que la série des frères Duffer soit volontairement gorgée de nostalgie ne signifie pas que le jeu de rôle soit enfermé dans le passé. Depuis 2010 environ, les chaînes Youtube dédiées foisonnent… Et certaines cartonnent. En partageant leurs parties avec leur public, les vidéastes les plus populaires attirent de nouveaux membres vers la communauté rôliste. C’est notamment le cas de Frédéric Molas et Sébastien Rassiat, créateurs de la chaîne Joueur du Grenier, suivie par près de trois millions d’abonnés. En avril 2015, ils lancent sur une chaîne secondaire la série Aventures dont les épisodes sont suivis par un million de spectateurs en moyenne. Pour ce faire, le jeu de rôle a été adapté au format de Youtube : le système de jeu est simplifié, et les vidéastes utilisent le logiciel Roll20 pour partager des visuels avec leurs spectateurs.
Difficile d’estimer combien d’individus forment aujourd’hui la communauté des rôlistes : il n’existe pas de statistiques concrètes à ce sujet. Mais la pratique subsiste : ainsi la Fédération Française du Jeu de Rôle, fondée en 1991, est encore active aujourd’hui. À Risques et Périls, plusieurs tranches d’âge sont représentées : le « doyen » est âgé de 41 ans, le joueur le plus jeune n’a que 13 ans, et la moyenne d’âge est de trente-cinq ans environ. Beaucoup de joueurs n’ont donc pas connu l’âge d’or du jeu de rôle. Pourtant, et malgré l’investissement conséquent que requiert ce loisir – notamment en terme de volume horaire – le divertissement leur plaît. Parce que les références littéraires utilisées sont toujours aussi populaires. Parce que les nouvelles technologies ont gracié le jeu de rôle d’une nouvelle jeunesse. Parce qu’aucun autre autre loisir n’offre à ses pratiquants la possibilité d’être à la fois auteur, acteur, et spectateur d’une histoire.
Risques et Périls est une association de Jeux de Rôles et de Simulation qui officie dans les locaux du Cercle Paul-Bert Ginguené, à Rennes. Ouvert tous les week-ends, vous découvrirez les jeux de rôles, jeux de plateaux, soirées enquêtes, et le TrollBall* organisé chaque année.
*Trollball : partie de football américain déguisé en chevalier, faune ou pirate. A mi-chemin entre sport collectif et jeux de rôle grandeur nature, ce sport voit deux équipes munies d’armes en latex tenter de marquer des buts avec une tête de troll.
Association Risques et Périls :
13 bis rue Ginguené
Rennes
Horaires et jours d’ouverture pour les plus de 15 ans : Vendredi et samedi soir à partir de 20h00, samedi et dimanche après midi à partir de 14H30 (possibilité d’accès aux salles durant la semaine sur simple demande)
Horaires et jours d’ouverture pour les 12 à 15 ans : Tous les samedi de 14H00 à 18H00
06 47 22 02 22