Alors que sont ouvertes les portes de l’exposition Monet-Mitchell à la Fondation Louis Vuitton, Florence Ben Sadoun dresse dans un récit émerveillé la silhouette de Joan Mitchell, une des grandes figures de l’abstraction du XXème siècle.
Nous sommes sortis, la lumière dans les yeux emplis de couleurs et de formes. Nous sommes sortis éblouis dans la grisaille hivernale. Violet, jaune, rouge, vert onyx se sont entrechoqués pour créer ces moments magiques de bonheur et de joie que l’art peut offrir. En se rendant à l’exposition Monet-Mitchell à la fondation Louis Vuitton (1), on se disait que le rapprochement entre le peintre impressionniste et la peintre abstraite de la deuxième moitié du XXème siècle était une idée de commissaire d’exposition pour associer deux grands noms de l’histoire de la peinture et attirer un public plus nombreux. Et on avait totalement tort car après cette visite les connexions, les liens entre les deux artistes sont plus que proches, ils s’avèrent éclatants et évidents. L’accrochage intelligent, l’espace immense indispensable pour mettre en valeur les toiles gigantesques, diptyques, triptyques de la peintre relient comme par un fil invisible les œuvres présentées de la fin de vie de Monet et celles de l’artiste franco-américaine. Les couleurs répondent aux couleurs, la lumière se reflète à l’identique sur toutes les toiles, les touches plus douces chez Monet, plus violentes chez Mitchell se télescopent dans une heureuse cacophonie chromatique. L’éblouissement répond à un autre éblouissement.
Cet émerveillement, Florence Ben Sadoun l’a ressenti pour la première fois en 2007 devant un diptyque de Joan Mitchell au MoMA de New York, La grande vallée, qui l’a laissée « immobile comme un chien d’arrêt devant une proie (…) ». Basculant devant cette toile dans une autre dimension, elle décide peu à peu d’approcher la vie de l’artiste décédée en 1992, non pour écrire une biographie mais pour percevoir la personnalité de cette femme née un an avant la mort de Monet, pour comprendre les raisons de l’émotion que suscite l’œuvre colorée de Joan, un prénom qu’elle associait à celui d’un homme tel Juan Miro. Avec ce texte, elle se livre à un exercice d’admiration qui n’est pas celui d’une historienne de l’art mais celui d’une femme dont une partie de la vie a été transformée au contact d’œuvres magistrales. L’intérêt majeur du livre réside dans cette approche lucide mais néanmoins idolâtre d’une artiste qui récusait d’ailleurs toute forme de commentaires, de théories, demandant au spectateur de ressentir et non de comprendre. Rien que la qualification d’« expressionnisme abstrait » la contrariait ou plus sûrement encore, la mettait dans des colères folles. À travers ce portrait surgit en effet une femme hors norme, se voulant l’égale des hommes sans se réclamer pour autant des féministes qu’elle fustigeait, une femme buvant plus que de raison, une femme peignant jusqu’au bout de la nuit des œuvres gigantesques, auxquelles elle refusait dans un premier temps un titre pour éviter toute tentative d’explication rationnelle.
« On parle souvent de sa difficulté à vivre, de sa grande mélancolie, de sa dureté qui pouvait blesser au cœur, et du fait qu’elle était à la fois très généreuse, très intelligente et parfois effrayante », déclare Sophie Lévy, directrice du musée d’arts de Nantes, à l’autrice ajoutant, « Ce que je trouve fascinant, c’est de ne jamais ressentir d’angoisse devant ses œuvres ».
Ce constat entre une personnalité plutôt sombre et une œuvre éclatante de couleurs, Florence Ben Sadoun ne l’explique pas. Elle préfère trouver en quelques lignes les mots pour définir son éblouissement sans se complaire dans des propos de raison. Elle préfère suivre Joan Mitchell de New York à Vétheuil, si proche, trop proche de Giverny, en revisitant les lieux de vie, en rencontrant des personnes qui ont côtoyé l’artiste, comme Paul Auster, et parfois s’y sont brûlés. Partageant longtemps la vie de l’artiste Riopelle dans une concurrence violente, Mitchell n’a jamais choisi entre sa nationalité américaine et la France où elle s’installa définitivement, comme une envie de n’appartenir à personne. Si ce n’est à son art qu’elle plaça au dessus de tout, sa vie durant.
A la fin de l’ouvrage de Florence Ben Sadoun apparait un paradoxe important : Joan Mitchell a toujours récusé son goût pour Monet, elle qui habitait dans la rue portant le nom du peintre de Giverny, ce qui l’énervait prodigieusement. Matisse, Cézanne, Van Gogh, Mondrian trouvaient grâce à ses yeux mais pas l’auteur des Cathédrales. Tout le talent de Suzanne Pagé, commissaire de l’exposition parisienne, est d’avoir démontré la parenté consciente ou inconsciente des deux artistes mais nul doute que Joan Mitchell n’aurait pas apprécié ce rapprochement. Un rapprochement qui de surcroît la nomme en second sur le titre de l’exposition. Une place qu’elle n’acceptait définitivement pas.
Joan Mitchell. La fureur de peindre de Florence Ben Sadoun. Éditions Flammarion. 288 pages. 19€.
(1) exposition ouverte jusqu’au 27 février.