Le festival Étonnants Voyageurs à Saint-Malo a invité trois auteures à la salle Sainte-Anne : Joséphine Bacon, Habiba Djahnine et Valérie Rouzeau. Dans cet espace réservé au besoin de poème qui fait toujours le plein de public, un point commun réunissait ces trois poétesses venues de trois continents : l’affirmation en poésie d’une identité forte. Au-delà du simple féminisme, une identité de personnes humaines et fortes, soucieuses du monde actuel et de son évolution.
Joséphine Bacon, poète du Canada (Amérindienne de la province Innu) a de la neige et du vent dans les veines, mais aussi des mots. Née en 1947, également réalisatrice et parolière, est considérée comme une auteure phare du Québec. Arrachée à sa famille de nomades à l’âge de cinq ans pour entrer au pensionnat pour y apprendre à écrire et compter, elle se considère comme « une enfant de la Toundra ».
Ce qui aurait pu la détruire psychologiquement l’a rendue fière de ses origines qu’elle a pu étudier, puis faire connaître dans son pays et au-delà. La majuscule est importante, car la Terre chez les Innus est vraiment la mère de chacun. Leurs croyances, longtemps méprisées par les évangélisateurs de tout ordre, ont au moins le mérite de placer la Terre au-dessus de tout « pieds nus / je sais que je suis chez moi », « j’arrive enfin / A la terre qui espère / Ma venue ». Le regard bleu de Joséphine Bacon porte en lui l’extrême empathie et la générosité qu’elle porte sur les humains, mais aussi sur les mondes animal, végétal et minéral. Un regard bleu où brille l’étincelle sombre de la souffrance passée de ces peuples premiers, décimés dans cette grande mondialisation du génocide, dénoncée aussi par Jean Metellus en Haïti.
Habiba Djahnine, poète et réalisatrice algérienne, vient du grand sud et n’a pas que du sable et du jasmin à proposer dans ses films et ses ouvrages. Issue d’une famille de militants qui a subi la déflagration de l’assassinat de sa sœur par les islamistes, elle mène le juste combat de la place des femmes dans le Maghreb. Après avoir vécu la peur du terrorisme, elle a choisi d’habiter en plein centre du pays, loin des grandes villes, où elle mène une existence vouée à la reconstruction d’une paisibilité « la seule guerre utile est celle que l’on fait à la peur ».
Son deuxième ouvrage, Fragments de la maison, publié en 2015 dans la belle collection des Éditions Bruno Doucey, sonne à la fois comme une invitation à reconstruire après la guerre : « Je construirai les fragments de la maison / Pour étaler des feuilles de poésie ». Mais il renvoie aussi aux fragments de la raison, pour chercher les raisons de cette guerre civile qui a frappé l’Algérie dans les années 1990 et de l’envie de tout quitter de ses compatriotes vers des horizons meilleurs : « Sur les chemins, le bitume, les pavés / Gisent des êtres qui souffrent de l’attente / Des êtres que nos terres ne contiennent plus // La mer du milieu les absorbe / Les happe, les rejette sur les rivages incertains / Dans l’autre continent, sans amour, sans sépulture ».
Son identité, Habiba l’affirme dans « l’Alphabet du corps, Le corps / Hurle de douleur parce que le corps / Brûle d’amour parce que le corps / Tue l’identité qui se trouve dans le corps ». Elle l’affirme, elle aussi avec les mots de poètes : « Je reviens à la poésie / Le seul port possible / Pour faire accoster mes doutes ».
Valérie Rouzeau est née en 1967 à Cosne-sur-Loire dans le Cher et a passé son enfance dans l’amour de parents récupérateurs dont le père, parti trop tôt, lui a soufflé sans doute parmi les plus belles et émouvantes pages de la littérature pour écrire la mort et l’absence. Fière de ses origines modestes, elle balise souvent ses pages de ses petits cailloux blancs d’instants passés pour mieux savoir où elle va. L’identité nous vient de l’enfance comme un manteau qu’on ne pourrait retirer. Et Valérie Rouzeau a eu l’intelligence de ne jamais couper le fil de son enfance avec de nombreux instants du passé qui se télescopent avec le présent dans une forme de nostalgie créative inspirée de Sylvia Plath et Emily Dickinson. Mais l’identité se construit aussi dans l’amitié et les relations aux autres.
L’identité n’est-elle pas non plus un regard singulier sur la mort, cette interrogation jamais assouvie ?
Quelque chose cloche ou boite à vide / Manque la neige l’élément heureux sans paternel sempiternel […] La route du berceau à la tombe offre quelques méchants cailloux / Des blessants cailloux par milliers / Qui n’oublient pas nos petits souliers / De la poussette au tumulus du joli lange au cumulus / De la laine du mouton au marbre au dernier souffle évaporé / Nous ne savons pas ce que c’est. (Quand je me deux, Le Temps qu’il Fait, 2009).
Antoine Emaz dit qu’un « poème n’a pas pour objectif d’être un pur travail de la langue ; il est là pour porter une vie ». J’ajouterai qu’en portant une vie, il en porte beaucoup d’autres. Celles des lecteurs que nous sommes et à qui les mots de ces trois femmes parlent très clairement. C’est vrai qu’Yvon Le Men a bien fait de réunir ces trois femmes dans l’expression de ce besoin de poème qui devrait nous animer tous, bien au-delà des festivals printaniers. C’est vrai aussi que le message de ces trois femmes mérite d’être porté loin, au-delà du cercle des poètes initiés, pour que l’humain et le cœur soient enfin gagnants. « De quel silence demain sera-t-il fait ? […] Nous avons si bien appris le chemin des cimetières / que plus rien ne semble interrompre la procession » (H.Djahnine)