« Quand on parle des réfugiés, beaucoup de personnes se demandent : qu’est-ce qu’ils font là, pourquoi ils viennent voler notre travail », déplore Joude Jassouma. Le 9 mars 2016, ce professeur de français originaire d’Alep, au nord de la Syrie, a atterri à l’aéroport de Nantes, pour recevoir en France le statut de réfugié. Rencontre à Rennes aujourd’hui
Dans un livre coécrit avec la journaliste Laurence de Cambronne, Je viens d’Alep, il témoigne de son parcours, de sa ville d’origine jusqu’en Bretagne. Ce jeudi 1er février, il viendra de nouveau poser ses propres mots sur les multiples destins des réfugiés, au TNB, après la projection du film HumanFlow de l’artiste chinois Ai Weiwei.
« Un réfugié, c’est un être humain, avec sa famille, ses enfants, ses rêves », explique-t-il. « C’est quelqu’un qui cherche un coin de paix. » Lui se souvient encore de la Syrie d’avant la guerre. « J’avais une belle voiture, une belle maison, je gagnais bien ma vie », détaille-t-il. Diplômé de littérature française, il avait enseigné en Arabie Saoudite, avant de revenir dans sa ville d’Alep. La vie en Syrie était calme, et les différentes communautés coexistaient en paix. Seulement, il n’y avait aucune critique possible du régime. « J’ai 35 ans, et je n’ai jamais connu que Hafez puis Bachar al-Assad. »
« LA SYRIE VA VERS L’ENFER »
En mars 2011, des premières manifestations éclatent à Deraa, au sud de la Syrie. Puis elles gagnent le pays entier. Elles sont réprimées violemment. « Les mains étrangères, l’Arabie Saoudite, le Koweit, le Qatar, ont commencé à nourrir certains protagonistes, qui ont commencé à grandir », dénonce Joude Jassouma. Alors que les djihadistes prennent la direction des mouvements, le professeur de français se dit : « la Syrie va vers l’enfer ». Près de huit ans plus tard, le conflit dure toujours.
Petit à petit, la guerre rejoint la ville d’Alep. « J’ai dû déménager quatre fois, à chaque fois que ma maison a été bombardée, que ce soit par le régime, les russes ou les rebelles », témoignage le réfugié. A chaque fois, ils doivent partir avec seulement deux ou trois sacs pour emporter leurs affaires personnelles. Avec l’occupation, les collèges et lycées ferment. Alors pour gagner sa vie, il vend des vêtements, en porte-à-porte.
A l’automne 2014, l’armée syrienne intensifie les mesures de mobilisation. Pour échapper au service militaire, Joude Jassouma décide de se dissimuler. Puis vient le déclic, avec un nouveau déménagement. « Après quelques jours, on a entendu les tirs qui se rapprochaient, raconte-t-il. J’étais sur le balcon, quand j’ai vu un chien qui s’approchait avec quelque chose dans sa bouche. Je me suis demandé ce que ça pouvait être. Ce n’était ni un chat, ni un rat. C’était une tête décapitée. »
FUITE VERS LA TURQUIE
Sous le choc, il explique à sa femme qu’il leur faut quitter la Syrie. Ils déménagent de nouveau, au huitième étage d’un immeuble, alors qu’elle est enceinte de huit mois. « C’était moins cher, à cause des bombardements », explique-t-il. Sa femme a ses premières contractions en pleine nuit. Après avoir payé des pots de vin aux différents checkpoints, ils arrivent ensemble à l’hôpital, où elle accouche sans médecin, alors que les bombes tombent sur la ville. Trois jours plus tard, lui prend le chemin de la Turquie.
« J’ai passé un accord avec un passeur, qui m’a conduit à un passage », se rappelle Joude Jassouma. Refusant de rejoindre l’armée, il ne peut en effet pas obtenir de passeport. « Il y avait un trou dans les barbelés, de cinquante ou soixante centimètres. » Son passeur le laisse là, il doit se faufiler lui-même. De l’autre côté, deux gardes-frontières turcs sont positionnés, pour surveiller cette frontière tenue par les forces armées kurdes. « Je me suis caché dans un trou pendant vingt minutes, parce qu’on m’avait dit que les soldats tiraient sur ceux qui passaient la frontière. »
Puis c’est la course effrenée, pour s’éloigner de la frontière. Il se perd dans les champs de maïs, puis de blé, trébuche plusieurs fois, s’écorche les jambes, respire la poussière, doit franchir un canal. « Finalement, je suis tombé sur un homme, c’était comme un ange pour moi », se souvient-il. De nouveau, il doit payer, pour s’assurer de sa discrétion. Grâce à lui, il rejoint, en bus, Istanbul, à 2 000 km de la frontière.
UNE VIE IMPOSSIBLE A ISTANBUL
Arrivé dans la plus grande ville de Turquie, il lui faut travailler, pour payer l’accouchement de sa femme et organiser sa venue. « J’ai dû travailler dans un atelier de confection, 14h par jour, jour et nuit, et le week-end », témoigne-t-il. Finalement, sa femme et sa fille le rejoignent. Ils sont logés avec une autre famille dans un petit appartement en sous-sol, saturé d’humidité. « Un ou deux mois après, ma petite est tombée malade, avec de l’asthme », poursuit Joude Jassouma. Pour les médecins, s’ils ne déménagent pas, elle ne pourrait pas tenir.
Le professeur de français d’Alep se décide à rejoindre l’Europe. « Je me suis dit : je ne veux pas voir ma petite mourir devant moi sans rien faire, je préfère mourir noyé que de la voir comme ça. » Sa femme refuse qu’il les quitte de nouveau en les laissant derrière. En plein hiver, ils rejoignent Izmir, sur la côte. La frontière terrestre avec la Grèce, elle, est fermée.
« On est arrivé en février 2016 dans cette gare routière, et on y a payé 650 dollars par personne pour la traversée », détaille Joude Jassouma. Une somme plutôt basse pour un tel passage, explique-t-il, parce que les risques sont beaucoup plus élevés en hiver. En été, le tarif peut dépasser les 2 000 dollars selon lui.
A TRAVERS LA MÉDITERRANÉE
« La traversée a été un cauchemar, on était à 55 personnes, sur un pneumatique prévu pour 12 », raconte-t-il. Le passeur les abandonne, ne leur donnant que pour toute indication un point de lumière au loin. La Grèce, explique-t-il. Un homme de Lattakié se porte volontaire pour gouverner le frêle esquif. Joude Jassouma, lui, le guide à l’aide de google maps, sur son portable.
« J’avais peur que ma femme et ma petite meurent pendant la traversée, je me suis dit que si ça arrivait, je me suiciderais. » Au loin, les gardes côtes turcs les laissent passer. Un mois plus tard, en vertu d’accords avec l’Union Européenne, le passage par la mer était lui aussi coupé.
Finalement, leur canot pneumatique s’échoue sur un îlot militaire grec, d’où ils sont escortés pour l’île de Leos. Là , ils sont suivis par la Croix Rouge, avant d’arriver enfin au Pirée, le port d’Athènes. « Il y avait 5 000 demandeurs d’asile par terre, parce que la frontière avec la Macédoine avait été fermée », continue Joude Jassouma. Il refuse de payer de nouveaux passeurs : il ne leur reste que 250 euros, pour payer le lait de leur bébé. Finalement, le couple accepte de se plier au programme européen de relocalisation des réfugiés, sans savoir où ils arriveront.
« On a attendu 3 mois et demi, et on a été choisi par la France », résume le réfugié. A Athènes, le pays souffre d’une mauvaise réputation, les réfugiés préfèrent éviter la France pour favoriser l’Allemagne, plus ouverte. « C’était l’apogée du problème de Calais, on voyait les images à la télévision, c’était l’angoisse. »
DES FRANCES PARALLÈLES
On leur propose de s’installer à Martigné Ferchaud, ville de quelques 2 000 habitants à 50 kilomètres de Rennes. Ils ne connaissent pas Rennes. Encore moins Martigné Ferchaud. Mais pour Joude Jassouma, la France ne peut pas se limiter aux images de Calais. « J’avais déjà été à Clermont Ferrant dans le cadre d’un échange, pour moi, la France c’était Balzac, Zola, l’égalité, la révolution ! » explique-t-il.
Dans le village, aux côtés de la directrice de l’école, des médecins, de bénévoles, le maire les accueille avec une phrase en arabe : bienvenue à Martigné Ferchaud, je suis le maire. « Il y a cette France parallèle, cette France des bénévoles », raconte Joude Jassouma. « Ca c’est la France que je connais, la France des droits de l’Homme. » Alors que ceux qu’il connaît qui ont immigré en Allemagne font face à des attitudes de rejet, il assure que jamais il n’a rencontré de réaction négative.
« La France est une terre d’accueil », assure-t-il. A Martigné-Ferchaud, le centre où ils ont été reçus à leur arrivée a été transformé en centre d’accueil officiel, avec un autre centre pour apprendre le français. Ils font face, comme tous les autres réfugiés syriens assure-t-il, à de nombreux problèmes administratifs. « Il y a un groupe facebook de plus de 43 000 personnes pour les Syriens en France, où on s’entraide, on parle des démarches compliquées. » Pour lui, l’inscription à la faculté de Rennes 2 a été difficile, jusqu’à ce qu’il soit reçu contre toute attente en master. Au mois d’avril, il pourra le soutenir face à son jury.
« Il faut parler de ces problèmes d’administration, oui », répète-t-il. « Mais il faut aussi parler des points positifs, les bénévoles nous ont toujours tendu la main, et il faut insister sur cette France parallèle. »
Joude Jassouma, avec Laurence de Cambronne
Je viens d’Alep, itinéraire d’un réfugié ordinaire
Biographie
224 pages | 18,90€
En librairie le 23 mars 2017
EAN : 978-2-37073-121-0