Juifs et capitalisme, aux origines d’une légende française

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Francesca Trivellato, universitaire italienne et Professeur à l’Institute for Avanced Study de Princeton, spécialiste de l’économie du XVIIIe siècle livre dans cet ouvrage Juifs et capitalisme Aux origines d’une légende française une magistrale étude académique. Elle démontre l’incroyable rôle de Cleirac dans la formation de cette légende comme quoi les communautés juives européennes auraient inventé le capitalisme à travers les lettres de change et de l’assurance-risque.

« Juifs et capitalisme », un titre banal pour une équation souvent admise comme vérité par certains. Et, aujourd’hui encore, malgré le sort abominable de millions de personnes durant la Seconde Guerre mondiale qui ne s’est aucunement soldée par la fin du capitalisme, tant s’en faut. De fait, les légendes et les mythes ont la vie dure…

Une première question dans cette juxtaposition de deux termes en apparence distincts : pourquoi mêler une religion à un système économique ? Au fond, tout le péché est peut-être là : dans l’opinion d’une religion vis-à-vis du mouvement global de l’économie : du simple produit du travail jusqu’à sa diffusion. Ainsi le catholicisme romain, bien plus que les protestants et les orthodoxes, a toujours eu du mal à tolérer tout ce qui n’était pas dans la droite ligne de la doxa chrétienne définie par les différents Conciles : païens saxons, hérétiques de tous poils et albigeois, musulmans et juifs d’Espagne, etc. L’émergence d’un césaro-papisme s’est ainsi traduite par une affirmation des puissants contre les voix dissidentes portées par des communautés plus ou moins importantes. Et, dans cette veine, elle s’est accompagnée d’un souverain mépris envers les activités laborieuses, de l’investissement et du commerce, assurés par des marchands, quelle que soit leur communauté d’origine… Résultat : dans l’Europe médiévale, l’activité d’usure ou de prêt à intérêt est interdite aux chrétiens ; elle est alors assurée en majorité par les Lombards et par des juifs répartis ou non en petites communautés éparses qui se trouvent expulsés en fonction des intérêts du prince.

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C’est ainsi que les racines du capitalisme émergent dans l’Italie du Nord au XIIIe siècle puis avec le rayonnement des grandes cités-États marchandes. Ce terreau – qui permettra l’essor d’un capitalisme général au XVIIIe – est conjoint de celui du progrès des arts, de l’affirmation de l’individualité créatrice ; elle annonce la Renaissance et les futures découvertes des Sciences et des grandes explorations et découvertes…

Industrie et commerces se développent et de grandes Foires se déroulent annuellement dans l’Europe encore médiévale : elles drainent marchands et produits, des quantités phénoménales d’argent circulent, s’échangent et s’exposent à de grands risques d’autant que les routes ne sont pas sûres et que la raison du plus fort, noble ou malandrin, est toujours la meilleure…Les premiers banquiers apparaissent en Italie et sont dénommés Lombards avec une connotation parfois péjorative bien que leur origine soit souvent florentines. Ces banquiers qui ont des relais dans les grandes villes d’Europe participent à cette circulation et inventent la Lettre de Change, ancêtre de notre papier-monnaie et de nos chèques. Ainsi, un document rédigé à Lyon pour régler une transaction est envoyé à Florence et permet au vendeur de récupérer son avoir en bonne et due forme évitant de faire circuler du numéraire aux risques et périls de l’acheteur… La lettre de change sera utilisée postérieurement par les juifs lorsqu’ils furent chassés d’Espagne pour en faire sortir la valeur de leurs biens soldés dans l’urgence : interdiction leur étant faite d’emmener avec eux quelque argent sous forme monétaire.

Qui plus est, les voyages d’explorations un peu plus tardifs vont permettre la diffusion de produits manufacturés vers les continents lointains ou de ramener matières premières ou marchandises en Europe. Or les voyages sont périlleux. Ils exposent les armateurs à la perte des bateaux et de leurs contenants ; un risque énorme pour ceux qui ont investi. Se crée alors, à l’instigation des Hollandais grands marins et grands commerçants, l’Assurance maritime qui couvre la perte en cas de naufrage. Pour autant, ce mécanisme à intérêt, potentiellement rentable pour les deux parties en l’absence de sinistre, devint vite un objet de revente et donc de spéculation… Ainsi, un investisseur spécule en rachetant un contrat qui lui-même spécule sur le risque (probabilités) d’un accident. Ces contrats font florès, très vite les marchands européens de la Baltique à Gibraltar en passant par Londres et Venise – quelle que soit leur religion – utilisent ces assurances maritimes dont le nombre explose.

Le lecteur constate donc que les communautés juives ont joué un rôle minime dans cet essor de la spéculation et de l’assurance précapitalistiques. Alors, pourquoi faire peser sur ces dernières l’usure ainsi que la genèse de la lettre de change et l’Assurance maritime ? Le responsable est sans doute l’avocat bordelais dénommé Étienne Cleirac (1583- 1657). Ce spécialiste reconnu en droit maritime est l’auteur de plusieurs traités dont un recueil portant sur les usages maritimes dénommé « Us et coutumes de la Mer » publié en 1647 ; une véritable encyclopédie maritime. Cet ouvrage collige divers règlements de l’époque non seulement la réglementation du Royaume de France, mais aussi du droit britannique, hanséatique ou espagnol. Us et coutumes de la mer inclue dans ses pages un précis des termes en usage dans la marine ainsi qu’une étude sur la fameuse Assurance maritime. Dans cette partie, l’auteur fustige le rôle des juifs dans l’invention de la lettre de change et de l’assurance maritime, ces derniers ne cherchant qu’à s’enrichir sur le dos des commerçants et de leurs déboires. Alors que l’antijudaïsme se cristallisait à partir du XIIe siècle (les juifs assassineraient des enfants chrétiens, feraient pourrir les récoles et empoisseraient les rivières), le mécanisme revanchard du bouc émissaire trouve dès lors son assise argumentaire, son socle doctrinal, sa démonstration finale.

L’accusation était lancée, et la mèche fit long feu… Reprise en cœur par des auteurs on ne peut plus fameux : Montesquieu, Voltaire, mais aussi plus tard Karl Marx et des auteurs communistes et national-socialistes … Gravée dans le marbre, la légende se diffusait dans les couches dirigeantes de la société et nourrissait une haine aveugle, donc globale. On ne peut s’empêcher de penser au fameux livre de Lion Feuchtwanger (1884-1958); Le Juif Süss qui traite de la vie et de l’exécution de Joseph Süss-Oppenheimer, conseiller financier du Royaume du Wurtemberg au XVIIIe siècle. Ce roman publié en 1925  afin de dénoncer l’antisémitisme sera détourné par Goebbels lui-même qui le fera adapté au cinéma en 1940 à des fins de propagande nazie… Alors que les communistes soviétiques faisaient de l’antisémitisme de Staline une politique d’État dès les années 30, les nationaux-socialistes et nationaux-communistes allemands leur emboitèrent le pas : le bouc émissaire allait porter sa croix (gammée) jusqu’à rejoindre son étoile (qui n’était pas rouge).

Juifs et capitalisme. Aux origines d’une légende, Francesca Trivellato, L’Univers historique mars 2023, 26 €

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Marc Gentili
Marc Gentili vit à Rennes où il exerce sa mission de médecin anesthésiste. Il est passionné par les sciences humaines et le cinéma.

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