Juste Heddy est un spectacle du chorégraphe Mickaël Phelippeau, interprété par Heddy Salem. Après un passage remarqué au Triangle – cité de la danse en 2019, la création est présentée au CCNRB, du 9 au 11 mars 2023. Cette biographie dansée met en scène le jeune danseur de 23 ans, formé à la boxe, et invite à pénétrer dans son intimité. Unidivers avait échangé avec Mickaël Phelippeau en avril 2019.
Unidivers : La démarche bi-portrait a commencé en 2003 et cinq ans après, l’association du même nom était fondée. Quelle en est l’idée générale ?
Mickaël Phelippeau : La démarche Bi-portrait a commencé par un projet photographique qui consiste à rencontrer des personnes dont le corps de métier n’appartient pas à la danse ou aux arts afin de leur demander : en quoi êtes-vous interprète de votre métier ? J’ai inventé un dispositif de photographie où nous échangeons nos vêtements — toujours une chemise jaune et un pantalon marron pour ma part. Au-delà de la question de l’interprète qui m’intéresse toujours, je me suis rendu compte de l’excellent accélérateur de rencontres qu’était bi-portrait.
En 2007, la réalisation du portrait photographique de Jean-Yves, le curé de la paroisse de Bègles, a fait évoluer le projet. Étant athée, j’avais pas mal de préjugés sur ce qu’il représentait et non sur ce qu’il était. Jean-Yves est dans la lignée des prêtres-ouvriers, très engagé socialement. Il a créé une association des droits des prostituées de la communauté urbaine de Bordeaux. Nous nous sommes découvert des atomes crochus et j’ai eu envie de prolonger cette rencontre dans un duo de danse, alors qu’il n’en avait jamais pratiqué. Dès la première heure, la joie et la simplicité avec laquelle il se prêtait au jeu m’ont conforté dans mon choix.
Cette expérience représente la genèse de bi-portrait et introduit le travail avec Heddy. Bi-portrait Jean-Yves parle de notre rencontre, celle entre un danseur-chorégraphe et un curé. Dans Juste Heddy, je ne demande pas à Heddy de jouer un rôle, mais d’être lui-même.
Juste Heddy est le portrait d’un jeune garçon au parcours atypique. Il est présent pour porter le poids de sa propre parole ET dire « je » sur un plateau.
Unidivers : En passant de la photographie à la chorégraphie, la démarche bi-portrait évolue. La relation avec la personne avec laquelle vous collaborez ne devient-elle pas plus profonde ?
Mickael Phelippeau : J’ai commencé à travailler sur bi-portrait afin de porter un regard sur mon parcours de danseur — plus de 500 photos ont été réalisées. Cela permettait d’interroger mon rapport à la danse. En un sens, elle a fini par me rattraper puisque le projet est devenu chorégraphique. Le mot démarche serait davantage adapté aujourd’hui : que ce soit par la photo, la danse ou parfois la vidéo, les médias et les arts sont différents, mais le discours reste le même.
Unidivers : Je vous pose la même question que celle posée aux personnes que vous rencontrez : après 15 ans, en quoi vous sentez-vous interprète de votre métier ?
Mickaël Phelippeau : Je suis principalement chorégraphe aujourd’hui. J’ai ralenti mon travail d’interprète quand celui de chorégraphe s’est développé. Pendant des années, être interprète nourrissait ma pratique de chorégraphe et inversement. Aujourd’hui, ou du moins pour l’instant, je ne peux plus m’investir comme interprète pendant des mois de créations.
Quand je démarre un processus de création avec des interprètes, nous nous faisons travailler mutuellement. Cette entrée en matière permet de se rencontrer réellement, d’apprendre à se faire confiance en découvrant qui est l’autre et quels sont ses gestes, grâce à un jeu de questions-réponses par les mots et le corps. Comme avec Heddy pendant nos premières semaines de collaboration, j’ai été en quelque sorte son interprète. À partir du moment où on s’est mis d’accord pour travailler sur un portrait chorégraphique, il était clair que ce serait un solo.
Unidivers : Dans vos rencontres, vous allez au-delà du sexe, du genre, ou de la catégorie sociale de la personne. Par exemple, on ne s’attendrait pas à rencontrer un homme religieux dans un spectacle de danse contemporaine. La démarche bi-portrait semble interroger les cases qui composent la société. Aviez-vous conscience de ce que peut véhiculer la démarche bi-portrait ?
Mickaël Phelippeau : Toutes les productions naissent d’une rencontre, c’est le cœur du projet. C’est en rencontrant Jean-Yves que l’envie d’approfondir l’interaction est née. Il en a été de même pour Heddy. Il se trouve qu’ensuite, des problématiques sociétales, comme celle du genre, émergent. J’ai présenté un duo entre deux danseurs burkinabés (N.D.L.R. spectacle Ben et Luc, interprété par Ben Salaah Cisse et Luc Sanou, 2014) où la question du genre est très présente.
Ben et Luc sont deux danseurs formés à la danse traditionnelle et contemporaine africaine. Je les avais rencontrés en France et les ai recontactés pour créer un spectacle quand j’ai été invité à un festival à Ouagadougou (Burkina Faso), un an et demi après. Le duo, une série de portés lents et sensuels, a été présenté dans l’espace public. En fin de représentation, le directeur du festival m’a expliqué le risque d’un tel spectacle, mettant en scène deux hommes, et le danger qu’il pouvait occasionner pour ses interprètes dans un tel contexte. Je n’avais pas réalisé la dimension homosexuelle que pouvait prendre ce duo, alors que les danseurs avaient chorégraphié en toute conscience.
Tous les projets que je mène depuis dix ans sur les plateaux de danse interrogent à partir de l’identité des interprètes et pas à partir d’un discours prédéfini. De certaines pistes émerge des interrogations, comme le genre, c’est ce travail qui m’intéresse. C’est d’ailleurs pour cette raison que le processus de création s’étend dans le temps.
Unidivers : La démarche de bi-portrait est une histoire de rencontre. Quelle est votre histoire avec Heddy Salem ?
Mickaël Phelippeau : C’était une très belle rencontre. Alors que j’étais associé à la scène nationale de Marseille, Le Merlan, j’ai réalisé un atelier de trois jours avec de jeunes comédiens et comédiennes réunis par le metteur en scène Alexis Moati. Il voulait travailler sur le corps et la notion de portrait avec ces comédiens, et plus particulièrement sur ce que je pratiquais depuis des années. Pendant l’atelier, nous avons travaillé sur ce que signifie dresser un portrait, qu’il soit dansé, performé ou parlé. Le troisième jour a été dédié à la réalisation d’un autoportrait, pour lequel je leur avais demandé d’apporter un morceau de musique.
Le groupe rassemblait des comédiens aux parcours plus ou moins avancés, comme Heddy qui débutait. Pendant la durée de l’atelier, il s’est beaucoup confié. J’ai compris à ce moment-là qu’il vivait dans la rue, qu’il était passé par la boxe, l’armée et qu’il était proche de sa mère qu’il ne voyait plus beaucoup. Heddy ne pensait pas devoir danser sur la musique qu’il avait apportée. Quand je lui ai demandé pourquoi il avait choisi cette chanson en particulier, il m’a simplement répondu : « Parce qu’elle parle de ma vie ».
quand il a performé sur « Allo maman » d’Algerino, un rappeur marseillais, j’ai pris une claque
J’ai été submergé par l’émotion, par son engagement dans le mouvement et le choix de la chanson qui résonnait avec sa propre histoire. J’ai tout de suite voulu travailler avec lui en studio. Le processus a duré presque trois ans.
Unidivers : Juste Heddy se base sur les mouvements du Shadow-boxing, une technique d’entraînement de boxe. Comment adapter une technique de mouvement rapide à une chorégraphie ?
Mickaël Phelippeau : Je ne me souviens plus des étapes par lesquelles nous sommes passés pour interroger la boxe. Sans limiter l’identité d’Heddy à celle d’un boxeur, ce sport a été très important dans sa vie. J’ai réalisé à quel point Heddy était extrêmement précis dans ses gestes quand il m’a brièvement initié à la discipline. En testant plusieurs techniques — boxer sans partenaire, en rythme avec la musique, ralentir, ce qui a été le plus compliqué pour lui, je crois (rires) — on a extrait de la boxe une matière chorégraphique.
Le portrait d’Heddy est constitué d’une constellation de récits et de danses qui font partie de sa vie. On les a questionnés en les détournant et en les amenant dans un ailleurs, l’univers de la danse, afin de voir comment, avec son corps et le travail fourni, la boxe peut s’inviter sur un plateau de danse. Heddy a une personnalité complexe, il a un côté brut et, en même temps, très jovial et sensible. En transposant cette technique dans un univers sensible, la boxe reflète ces traits de caractère. Cet aspect est révélateur de la pièce. Comment, à travers une personnalité singulière, peut-on dégager une diversité de facettes ?
Unidivers : Le Boxing-shadow permet d’améliorer ses mouvements et se pratique parfois devant un miroir. Contre qui Heddy se bat-il ? Identifier quelqu’un à sa zone géographique, les quartiers nord de Marseille, semble réducteur. Peut-on dire qu’à travers cette utilisation de la boxe, Juste Heddy est un combat contre les préjugés ? Peut-être même une revanche contre son histoire et ce qu’il a pu lui arriver ?
Mickaël Phelippeau : Heddy peut en parler de la même manière, pas à travers le filtre de la boxe, mais c’est une très belle manière de le pointer et une belle définition de ce que pourrait être la pièce. S’entraîner à boxer devant un miroir permet de prendre conscience de comment impressionner quelqu’un, un jeu quelque part théâtral. Dire qu’Heddy est un garçon des quartiers nord de Marseille, qu’il est boxeur, qu’il a vécu dans la rue, qu’il s’est fait virer de l’armée est très réducteur en effet, mais ces épreuves font partie de sa vie.
Le corps d’Heddy est formé à la boxe, et non à la danse, mais il est, selon moi, d’une justesse incroyable. Cette singularité dans le corps d’une personne m’intéresse dans mes projets en général. Son corps transpire sa formation de boxeur, son accent dit Marseille et les quartiers nord. Il en joue énormément.
Montrer un corps qui n’est pas celui qu’on attend sur un plateau de danse n’est pas amoindrissant. au contraire, c’est une force.
Unidivers : Au final, chaque spectateur aura sa propre réception de l’histoire d’Heddy Salem selon sa perception…
Mickaël Phelippeau : Je prône la subjectivité du regard dans les portraits chorégraphiques que je réalise. Juste Heddy constitue le regard que je porte sur Heddy. Avoir des pièces ouvertes où chaque spectateur va pouvoir se positionner et vivre une pièce différente est quelque chose de très important pour moi. Tout ce qui est dit ce sont les mots d’Heddy que l’on a travaillés. Toute la matière vient de son histoire, ses récits ou sa physicalité. J’ai écrit plusieurs danses en fonction du corps et de la gestuelle d’Heddy. Dans la peinture, un portraitiste va choisir le cadrage, la patte, c’est la même chose avec l’art de la chorégraphie.
Juste Heddy de Mickaël Phelippeau – bi-p. Durée : 1h. Tout public à partir de 13 ans.
Jeudi 9 mars : 20h ; vendredi 10 mars : 20h ; samedi 11 mars : 18h. Scolaires : jeudi 9 et vendredi 10 mars : 14h30.
Tarifs : 10€ plein / 8€ réduit / 4€ SORTIR !
Réservations : www.ccnrb.org/billetterie. Infos : 02 99 63 88 22 – info@ccnrb.org
CCNRB, 38 rue Saint-Melaine, CS 20831, 35 108 Rennes, Cedex 3