Karnaval de Juan Fransisco Ferré, le derrière de l’affaire DSK

Ne nous leurrons pas : dans l’esprit de la plupart des gens, la presse dite people sied mieux au plagisme que la lecture d’un roman épais comme un pavé. Les scandales politiques, entre autres, nourriront peut-être vos conversations entre deux baignades. Inutile ce mois-ci de vous repaître incessamment de ces Closer et autres Grazia. La littérature, en la personne de Juan Fransisco Ferré, vous ouvre une alternative on ne peut plus enrichissante sur la question. L’auteur espagnol, avec son roman Karnaval, nous livre une autopsie minutieuse autant que fracassante sur l’envers et l’endroit de l’affaire DSK.

 

L’événement et la fiction. Paradoxalement, l’événement élu par Ferré s’apparente à un prétexte : l’un des nombreux narrateurs conteste à l’affaire DSK ce statut qui, pour autant, constitue la trame par laquelle le texte s’écrit. Ce qui s’est passé dans la chambre d’hôtel, le 14 mai 2011, importe à l’auteur dans la mesure où ce qui lui précède comme ce qui le suit relève d’un décodage acide du monde contemporain. En amont, la fiction réintroduit dans la construction de cet événement, le protagoniste, surnommé le Dieu K, incarnation à la fois de l’animal politique, qui ne sait pas concilier ses pulsions, d’ordre individuel, et sa responsabilité à l’égard de la polis dont il a la charge, et de la social-démocratie dévoyée. En aval, le récit déjoue la superficialité apparente du fait divers pour tenter d’en dévoiler les conséquences véritables : à la vérité répond alors la polyphonie, un exercice de ventriloquisme qui fait alterner les multiples versions du dieu K et les différents témoignages.

karnaval
Karnaval de Juan Fransico Ferre

Le corps. L’affaire DSK, telle que présentée dans Karnaval, repose sur la question du corps, qu’il soit individuel, social ou politique. Le dieu K et sa victime sont avant tout des corps sacrifiés à la société afin que le rituel permette au mieux de rétablir l’harmonie en son sein. Qu’ils soient corps du roi ou du régicide importent peu : ils seront piétinés ou transformés en reliques pour sustenter la colère du peuple, provoquer une catharsis. Selon un schéma binaire, le Dieu K incarne précisément les dérives du capitalisme, et Nafissatou Diallo sa victime : seul le sacrifice final, au Square du Temps, permet à ce même système, basé sur un principe de destruction, de rétablir l’harmonie des contraires de Héraclite, cité en exergue. De même, le roman, qui repose sur un enjeu dialectique autant qu’un jeu polyphonique, pose aussi la question de l’écrivain et de l’intellectuel au sein du corps politique : ici, il pourrait s’apparenter, au même titre que l’Empereur, quoiqu’à rebours, à une sorte de virus dont la réplication propose une autre voie que celle, univoque, proposée par les médias.

Juan Fransico Ferre
Juan Fransico Ferré

Une épopée grotesque. La révolution que le dieu K souhaite introduire semble plus parodique que visionnaire : son corps, avant d’être une future relique, est surtout une marionnette que l’Empereur dirige à son gré. Ferré, afin de signifier, peut-être, à quelle tautologie conduit pour l’heure le système à l’intérieur duquel nous nous trouvons, tourne en grotesque cette épopée dans laquelle le dieu K se lance à corps perdu. Ses épîtres « aux grands hommes (et grandes femmes) de la terre » autant que ses discours en témoignent : notre héros n’est ni le Christ ni son corps, mais un bouffon de plus dans la parade que le roman fait défiler. La partie centrale, intitulée « Le trou et le ver », se présente comme un documentaire diffusé sur Arte et HBO, dans lequel interviennent des intellectuels tels que Slavoj Zizek, Judith Butler ou Michel Houellebecq. Le pastiche auquel Ferré se livre, s’il renforce l’idée d’un corps piétiné, signifie surtout les récupérations multiples de cette affaire. Affaire où les oppositions diverses, tant féministes que marxisantes, psychanalytiques ou simplement absconses, ne font en fait que voiler la proposition liminaire de Héraclite selon laquelle « le combat est le père de toutes choses, le roi de toutes choses. Des uns il a fait des dieux, des autres il a fait des hommes. Il a rendu les uns libres, les autres esclaves ». Une manière de notifier, peut-être, qu’un roman-bactérie injecté au sein du corps politique constitue une introduction au combat. À condition de savoir où et sur qui frapper.

Karnaval Juan Francisco Ferré (Auteur), Inès Introcaso, Brigitte Jensen (Traduction), Editions Passage du Nord Ouest, janvier 2014, 634 pages, 24€

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