Les pianistes Thomas Enhco et Maki Namekawa se produiront à la Philharmonie de Paris, du 4 au 7 avril 2023, pour rejouer le fameux “Köln Concert” de Keith Jarrett. Un concert qui a fait entrer le musicien d’exception dans la légende…
Le 24 janvier 1975, sur la scène de l’opéra de Cologne, une étoile est née. Ce n’est pas une chanteuse lyrique ou un tout jeune violoniste prodige, mais Keith Jarrett, musicien de jazz de 30 ans, natif de Pennsylvanie, émule de Bill Evans, enregistrant une heure quinze d’improvisations pianistiques en solo passées à la postérité sous le nom discographique du « Köln Concert ». « En tournée en Europe, Keith Jarrett fait étape à l’Opéra de Cologne. Très fatigué, ayant mal au dos, il doit jouer avec un piano en piètre état mis à sa disposition. Résultat : un concert magique, entièrement improvisé, durant lequel va s’écouler une musique épurée mue par une ferveur intense. Publié en 1975, l’enregistrement du concert va rencontrer un succès démesuré, devenu l’un des albums les plus populaires de l’histoire du jazz, produit sous le label ECM, et vendu à 3.5 millions d’exemplaires. »
« [À l’écoute de ce concert], j’ai été saisi par la splendeur mélodique du motif originel, la façon extrêmement virtuose et naturelle avec laquelle Keith Jarrett le transformait en vagues lyriques successives, l’art hautement dramaturgique avec lequel il déroulait cet espèce de fil émotionnel tout du long sans jamais le lâcher […]. Un incroyable concert qu’il fallait absolument sortir »
Manfred Eicher, producteur du disque et ami de l’artiste.
La musique qu’il déploie dans cet enregistrement est tour à tour lyrique, sensuelle, fondée sur des motifs répétitifs qui hypnotisent, des arabesques et volutes mélodiques qui enchantent. Keith Jarrett improvise de longues suites « où s’enchaînent des grooves minimalistes à main gauche combinés à des motifs miniatures entêtants qu’il développe à main droite en variations crescendo et polyrythmiques. Il les relie l’une à l’autre en des spirales harmoniques modulantes et de grandes déclamations en accords sur le mode du choral baroque, le tout brassé par la polyphonie des deux mains que la polyrythmie des accents rend indistinctes l’une de l’autre. Keith joue à tue-tête, ponctue à grands coups de pédales, de gémissements, de petits cris, chantant parfois à l’unisson de son jeu. » (Franck Bergerot, Jazz Magazine, mai 2015).
Adèle Van Reeth a, elle aussi, été subjuguée par l’écoute de ce concert et en parle, avec le talent de la romancière, éblouie et bouleversée, dans les premières pages de son livre intitulé Inconsolable (Gallimard, 2023) : « Main gauche, touche effleurée, main droite, une suite de notes très simples et très douce, puis la pédale se relâche et le rythme s’installe, un rythme à contretemps, la mélodie chaloupe, le jazz qui cogne à la porte, discrètement, presque une minute, puis il repart, la mélodie reste en l’air, à chaque note on croit qu’il va s’arrêter, à chaque note on prie pour que ça continue, quelques notes à peine, c’est si fragile et si beau, et c’est ça, exactement ça, l’intraduisible, la mélodie du réel qui se fait devant nous, en direct.[…] Et soudain il trouve le thème, le début de la jouissance accompagnée par des cris qui y ressemble étrangement, c’est l’existence qui se joue devant nous, dans nos oreilles, sur scène et rien ne sera jamais aussi beau, si ce n’est la reprise du thème, quelques minutes plus tard, puis à nouveau encore et encore, une reprise sans cesse imprévisible et sans cesse implorée, “ne nous laisse pas, semblent murmurer les spectateurs, montre-nous le chemin, toi qui ne parles pas, toi qui n’écris pas, toi qui joues et inventes au creux de l’hiver, en plein mois de janvier, ce que nous avons au plus profond de nous, l’exacte mesure de notre cœur inconsolable ».
Ce soliste exceptionnel a aussi brillé au cours de ses cinquante années de carrière, dans des formations aux côtés de Miles Davis, Art Blakey, Aldo Romano, Charlie Haden (qui, avant sa disparition, a enregistré avec lui son dernier disque, « Last dance ») et de bien d’autres « grands » du jazz. Il a aussi joué en trio jusqu’en 2014 avec Gary Peacock et Jack DeJohnette.
Comme il a aussi démontré, parallèlement, sa capacité à explorer les territoires du classique en jouant et enregistrant, en interprète respectueux et respecté, Bach, Haendel, Mozart, Bartok, Barber, Chostakovitch.
Ses gestes démonstratifs devant le clavier sont également bien connus et forment une attraction à eux seuls : « Quel spectacle que de le voir esquisser avec tout son corps une véritable danse nuptiale face à son Steinway qu’il pétrit à plaisir ! […] Toute cette gestuelle, c’est sa manière de canaliser et gérer sa force » (Pascal Anquetil, Jazz Magazine, mai 2015). S’il bougeait beaucoup devant le clavier, l’artiste en revanche exigeait l’immobilité et le silence absolu du public. Il ne supportait aucun applaudissement avant l’extrême fin d’un concert. Voire, en 2014, à Paris, sur la scène de la salle Pleyel, il mit un terme prématurément à sa prestation au motif qu’un spectateur l’avait troublé et déconcentré pour une toux mal contrôlée !
La force de ce concert mémorable de Cologne a nourri d’autres artistes hors du champ des musiciens proprement dit. Bob Wilson l’a utilisé pour la scénographie de « Death, destruction and detroit » en 1979, Nanni Moretti en a fait l’un des thèmes musicaux de son film « Caro Diario, omaggio a Pasolini » en 1993.
« Avec leur amalgame d’harmonies classiques, d’accents pop et de grooves gospelisants, […] l’intériorité exaltée [de ces improvisations] faisait alors écho au report des utopies politiques sur les spiritualités alternatives sur fond de musiques new age…» (Stéphane Ollivier, Jazz Magazine, mai 2015), le « Köln Concert » a immédiatement trouvé un large public. L’ impact phénoménal sur la carrière, la notoriété et le statut de ce musicien l’a propulsé il y a 50 ans au rang d’artiste majeur, bien au-delà des seules frontières du jazz.
En 2004, il reçoit le prix musical Leonie-Sonning. Cette distinction prestigieuse est habituellement décernée à des compositeurs et interprètes de musique classique. Miles Davis était alors le seul musicien de jazz à l’avoir reçue.
Victime de deux accidents vasculaires cérébraux en février et mai 2018, Keith Jarrett a expliqué au New York Times qu’il y avait peu de chances pour qu’il puisse à nouveau jouer en concert. En effet, son côté gauche est devenu partiellement paralysé. « On me dit que le maximum que je pourrais récupérer de ma main gauche, c’est la capacité de tenir un verre ». Il a expliqué, toujours au New York Times, qu’il ne se « considér[ait] pas comme un pianiste aujourd’hui » et ne « [savait] pas à quoi est censé ressembler [son] avenir ». Aujourd’hui Keith Jarrett ne joue plus que très rarement, et uniquement de la main droite. Son dernier concert officiel a eu lieu en février 2017, au Carnegie Hall à New York.
À présent ce sont d’autres pianistes qui jouent les compositions et reprennent les improvisations de Keith Jarrett, et la salle des concerts de la Philharmonie de Paris verra se produire en duo deux jeunes pianistes, le français Thomas Enhco qui oscille entre jazz et musique classique et la japonaise Maki Namekawa, très attachée à l’interprétation de la musique d’aujourd’hui, en particulier les mélodies répétitives de Philip Glass. Tous les deux aiment explorer les territoires du jazz et de la musique classique et contemporaine. Logique qu’ils soient animés de la même passion pour le pianiste de prodige. Du 4 au 7 avril 2023, ils vont donc rejouer le fameux “Köln Concert“.
Site de la Philarmonie de Paris
Sur l’importance du concert de Cologne, les influences et les courants qui le constituent, il faut lire ces deux articles (en anglais) :
► http://www.theguardian.com/music/musicblog/2011/jan/31/50-great-moments-jazz-keith-jarrett
► http://theconcourse.deadspin.com/kind-of-weird-how-the-koln-concert-made-keith-jarrett-1683837639