Comment expliquer l’inexplicable, mettre des mots sur un drame qui laisse sans voix ? Avec Kent State : Quatre morts dans l’Ohio, le dessinateur américain Derf Backderf entend mettre en lumière un évènement tragique, mais peut-être trop peu connu en France : la fusillade de l‘université de Kent State le 4 mai 1970 qui fit 4 morts et 9 blessés graves parmi les étudiants alors que la tension était extrême après l’annonce du Président Nixon d’une intervention militaire au Cambodge.
4 mai 1970, midi. Sur le campus de l’université d’État de Kent (Kent State University), petite ville de l’Ohio, aux États-Unis, une manifestation rassemblant plusieurs centaines d’étudiants débute. Ces jeunes entendent protester pacifiquement contre la guerre du Vietnam, l’annonce d’une future invasion du Cambodge, mais également contre l’occupation du campus par les forces de l’ordre, décrétée par le gouverneur Jim Rhodes après plusieurs jours d’émeutes. La garde nationale ordonne aux manifestants de se disperser. Certains quittent les lieux, d’autres restent. Trois compagnies de gardes armés avancent vers les manifestants, les obligeant à se réfugier sur un terrain de sport, puis se replient. C’en est fini, pense-t-on alors. Quelques minutes plus tard, 67 coups de feu tirés en treize secondes feront quatre morts et neuf blessés parmi les étudiants.
C’est ce drame que raconte John « Derf » Backderf, natif de Richfield, à quelques kilomètres de Kent, onze ans au moment des faits. Son récit nous plonge dans l’Amérique à l’époque de la Guerre froide et du Vietnam, une Amérique en proie à ses contradictions, entre une jeunesse lassée des images quotidiennes de l’horreur sur les champs de bataille et cherchant à se démarquer de ses aînés en développant sa propre culture, et une population méfiante voire paranoïaque à l’égard de cette jeunesse hippie que le président Richard Nixon croit instrumentalisée par les communistes.
Partout sur les campus, des protestations fleurissent contre la guerre qui croque des vies et qui laisse chacun dans l’angoisse d’être à son tour appelé vers ces terres lointaines, ou de voir un proche ou un ami mourir au combat. L’université de Kent State n’est pas en reste : de 5 000 étudiants en 1955, ses effectifs atteignent 21 000 inscrits en 1970, faisant d’elle la 24e université américaine. À partir de 1968, elle est un foyer actif de l’organisation activiste de gauche Students for a Democratic Society (SDS).
Kent State : Quatre morts dans l’Ohio propose de suivre les quatre victimes de la fusillade : Billy Schroeder, jeune réserviste pas si enchanté que ça à l’idée d’être appelé ; Allison Krause, jeune fille « passionnée, intelligente et opiniâtre » déterminée à « sauver le monde de lui-même » ; Jeff Miller, batteur féru des Beatles ; et Sandy Scheuer, étudiante studieuse, « attentionnée et extravertie ». Tous les quatre ont à peine vingt ans, ils condamnent comme la plupart des étudiants les agissements américains au Vietnam, mais refusent d’entrer dans l’activisme. Le lecteur suit tour à tour leurs points de vue, leurs attentes, leurs craintes. Il observe également la réaction des autorités, leur paranoïa, leur impréparation et leurs hésitations qui conduiront au drame final. L’auteur retrace jusque dans les détails le déroulé des évènements, de l’annonce par Nixon le 30 avril d’une invasion américaine au Cambodge au dénouement tragique le 4 mai. Il parvient à recréer l’impression de tension qui va crescendo à mesure que la confrontation s’amplifie entre les deux camps, celui des étudiants et celui des forces de l’ordre.
Fruit d’un minutieux travail d’enquête de plusieurs années, richement documenté, l’ouvrage se veut aussi pédagogique que narratif, en témoignent les nombreux focus présentant des éléments de contexte, comme l’université de Kent State, le SDS ou le rôle joué par les services secrets. Un travail d’autant plus louable que, 50 ans après, toute la lumière n’a pu être faite sur cette affaire, les autorités jouant habilement la carte de l’omerta.
Kent State : Quatre morts dans l’Ohio, de Derf Backderf, 288 pages, 24€. Parution : 10 septembre 2020.
Le 5 mai 2020 avait lieu la commémoration de cet assaut sur les étudiants à l’université de Kent, 50 ans auparavant :