Kline, territoires de soin, l’hôpital comme patrimoine culturel

Kline, territoires de soin publié aux éditions 303 est une défense et illustration de l’hôpital, présenté comme « patrimoine culturel immatériel ». Dans ce livre joliment illustré, le docteur en géographie Yann Leborgne et le photographe Christophe Halais donnent à voir le quotidien des soignants et à lire leur parole.

Kline, territoires de soin est né du souhait des CHU de Rouen, Angers et Caen de se faire reconnaître et de l’excellent travail/enquête du chercheur Yann Leborgne et du photographe Christophe Halais, attachés à mettre en lumière les valeurs de l’hôpital public et répondre aux souffrances des soignants en proie au sentiment de leur dévalorisation. L’ombre du si long et douloureux confinement pèse sur cette entreprise, et la crise actuelle de la médecine française rend plus urgente la lecture de cette enquête ethnologique singulière qui interroge le sens et la dimension des pratiques hospitalières, à travers la parole des soignants, tout en sauvegardant une éthique du soin et l’accueil de tous, dans une exigence humaniste, notamment face à l’inéluctable heure de la mort. Consciente, surtout depuis la pandémie du Covid 19, du « risque de déshumanisation du service hospitalier », la médecine est ici pensée comme « une pratique sociale qui prend en compte l’humanité même, incarnée dans une attitude de respect de la personne humaine dans ses spécificités identitaires. »

territoires de soin yann leborgne

Les soignants sont ici définis comme des « passeurs », les intermédiaires nécessaires et précieux qui font passer de l’ état malade à l’état guéri, auquel cas on peut les appeler « guérisseurs » comme au temps où la médecine était si peu partagée. Et puis, forcément, ceux qui font passer de la vie malade à la fin de vie. « On traîne tous derrière nous un petit cimetière », disent les soignants, eux qui vivent inéluctablement cette terrible épreuve d’accompagner la mort et de préparer au deuil l’entourage familial. Tel médecin, rapportant son expérience de la chirurgie cardiaque, se souviendra encore des larmes du chirurgien qui n’a pu faire repartir le cœur après une transplantation pourtant réussie. Oui, les soignants des hospitalisés dont on souligne qu’ils « combattent pour leur vie », sont soumis à une souffrance permanente, et c’est là qu’ils puisent leur apparente sérénité, cette confiance qu’ils tâchent de communiquer autour d’eux, et l’on peut dire, assurément, que si l’hôpital est d’abord un lieu de survie, c’est aussi un territoire d’espérance.

« Un hôpital c’est un territoire », affirme-t-on ici, et c’est le mot juste pour définir ce monde à part : « À l’échelle méso-géographique, un hôpital peut s’assimiler à un
vaste corps-territoire soignant. Il est doté d’une extériorité, d’une intériorité et d’une périphérie structurée autour d’éléments centraux.
» C’est une citadelle de soins dont la devise est « soigner c’est rencontrer », et plus encore « réparer ». Un verbe qui fait penser au titre du percutant récit de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants (éditions Verticales, 2014). Même au-delà de la mort : « Le défunt est toujours considéré comme un souffrant que l’on soigne ». Et au final, l’hôpital rendra à sa famille « un patient apaisé », et Yann Leborgne de souligner : « La préparation du patient décédé est la ritualisation d’un passage vers une forme d’existence libérée de la souffrance ».

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Et certes, on ne peut parler de l’hôpital sans parler de la souffrance, partagée par tous, le patient au premier chef, mais aussi son entourage familial ou amical, mais aussi l’ensemble des soignants. Notons ce témoignage d’une aide-soignante opérant une toilette mortuaire : « Quand je fais une toilette mortuaire… je leur parle. Je fais
comme si je faisais une toilette… ce n’est pas parce qu’il est décédé… Enfin, voilà, même décédé c’est encore quelqu’un
». C’est le fondement même de l’éthique médicale, comme le déclare tel responsable d’hôpital : « Le médecin s’imprègne de la culture. Il ne voit pas que le malade, mais aussi un individu… Le médecin doit avoir une approche culturelle de la médecine ».

Cet ouvrage, qui est une longue enquête sur ce grand corps malade qu’est l’hôpital, est d’une lecture rassurante. Surtout quand, après les épreuves de la pandémie, tout semblait craquer, et les nerfs de tout un chacun en particulier. Le mot qui revient le plus souvent dans ce livre sur ces territoires de soin est « harmonie ». Pour peu que les politiques sachent écouter les médecins hospitaliers et aident
à gérer au mieux et pour le bien de tous le problème majeur de toute société humaine : la maladie et la mort.

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Une note personnelle : mon père, à la Guerre de Quatorze, fut grièvement blessé à la bataille de la Somme ; il fut convoyé, dans sa presque agonie, à l’hôpital Ambroise Paré de Rennes, où on l’opéra du mieux que l’on put, dans ces circonstances, et avec un dévouement absolument exemplaire. Il s’en est sorti avec le glorieux statut de « mutilé de guerre ». Bien plus tard, alors qu’un poste fut proposé à son fils à l’université de Rennes, il eut ce mot : « Rennes, c’est la ville qui m’a sauvé la peau ! » Et c’est aujourd’hui, pour tous, l’espoir que nous mettons dans cette institution qu’est l’hôpital public, si bien décrit, étudié, justifié et illustré dans cet ouvrage.

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Blessés de guerre à l’hôpital Ambroise Paré de Rennes (1915)

Yann Leborgne, Territoires du soin, préface de Grégoire Moutel, photographies de Christophe Halais, Éditions 303, Nantes, 2022, 144 p., 25€. Parution : novembre 2022

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Albert Bensoussan
Albert Bensoussan est écrivain, traducteur et docteur ès lettres. Il a réalisé sa carrière universitaire à Rennes 2.

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