La Grande Chute, vient de paraître aux éditions Gallimard en même temps que l’Essai sur le Lieu Tranquille. Ce nouveau roman de l’écrivain autrichien Peter Handke nous convie à une balade énigmatique sur les routes… de notre époque. Attention à la marche…
Soudain le ciel était devenu bleu. Il n’était pas seulement bleu, mais bleuissait, et bleuissait. C’était un bleuissement si délicat qu’il vous berçait de la certitude que cette délicatesse ne cesserait jamais. Ce bleu-là faisait resplendir la forêt tout entière. Et en même temps, le comédien, poursuivant sa route, voyait dans cette illumination des choses qui l’entouraient la lumière d’un dernier jour, « de mon dernier jour ».
Comme le raconte le premier chapitre (consultable ici), c’est un coup de tonnerre qui réveilla le Comédien, en cette journée qui se terminerait par la Grande Chute. Il s’était endormi chez une femme qu’il devait retrouver le soir même, là-bas, dans la mégalopole. Le duo qu’ils forment est encore flou aux yeux du narrateur qui construit pas à pas la préparation de « son comédien ». Ce dernier doit participer à un tournage le lendemain ; il lui faut donc quitter la maison, traverser la forêt afin de rejoindre la Capitale. Les rencontres les plus étranges se succèdent dans cette pérégrination dans un paysage contemporain : être réels, fictifs, fantasmés. La tension romanesque oscille à chaque rencontre, à chaque phrase, entre une allégorique épurée du réel ou, au contraire, une lecture qui s’attache à le surabonder, voire à l’excéder.
Réel et vacillement
Si certaines situations personnages rencontrés présentent ainsi une transparence – un courtier en banque, cueilleur passionné, se fait violemment attaqué par un essaim d’abeilles –, d’autres se complaisent dans un délire de la dénomination, une alchimie du verbe. La nature (une grande partie du roman se déroule dans un cadre bucolique) devient le support au déploiement d’un lexique technique, ornithologique ou dendrologique. Ce réel se dérobe sans cesse à l’univers romanesque qui le traque ; il s’épanouit comme le paysage en dévoilant au lecteur les mécanismes de la fiction, sa virtualité autant que sa virtuosité narrative, focale ou tonale. Cette prédation du réel court même jusqu’à la tentation de perte du sens, toujours menaçante. Le Comédien vacille entre cette présence au monde et sa fuite.
Qu’un toast jaillisse d’un grille-pain dans une maison de la deuxième rue après la lisière de la forêt, et aussitôt il lui criait dessus. Qu’une chaudière démarre dans n’importe quel sous-sol, qu’un sécateur, mécanique, même pas électrique, claquette – et ce n’était peut-être que le pépiement d’un oiseau -, qu’une dynamo de bicyclette bourdonne au loin dans la nuit, qu’une clé cliquette plus loin encore, en plein silence nocturne, dans la serrure d’un portail de jardin, que crisse un gravillon qui, peut-être, n’était qu’un hérisson qui toussotait là, à ses pieds, et il criait de même. Que retentisse un seul bruit du monde des hommes, et il hurlait contre – contre qui ? contre quoi ? Contre, contre contre.
Balade et ballade
Le récit prend la forme d’une fiction au pas : organisé en court paragraphe, chaque moment figure une étape de plus dans la marche du comédien. De même, la consignation narrative du paysage se fait au gré de la balade. Elle offre au narrateur l’occasion de déléguer sa parole non seulement au personnage principal, de manière directe ou indirecte, mais aussi à la faune des gens rencontrés : joggeurs, passants, immigrés, sans-abris, hommes politiques, etc. Poétique, l’excursion du comédien – muée peu à peu en incursion – passerait pour semblable aux rêveries du promeneur solitaire. Pour autant, le comédien de Handke diffère du « je » rousseauiste ; il ne cherche pas la retraite intérieure, pas plus que la confession ou la solitude. Celui-ci pratique ce qu’il appelle la marche d’obstacles, en référence à la course du même nom. Un sport qui consiste « en ceci que c’étaient les obstacles qui déterminaient le parcours ». La force du roman tient à ce qu’il sort délibérément du cadre bucolique et romantique de l’incipit pour une échappée en direction du centre de la mégalopole.
De même qu’on disait autrefois : « Sean Connery est James Bond », « Sylvester Stalone est Rocky », « Henry Fonde est Young Mr. Lincoln », « Peter Lorre est M », on pouvait dire de lui : « X est l’autre ».
Vers l’autre
Le narrateur explicite, notamment par l’emploi de la majuscule, le rôle du Comédien dans cette fiction. Il représente celui qui se met à la place d’un autre, pour l’incarner. Or, le personnage, quittant la forêt et la « plaine fluviale primitive », rencontrant les premiers humains, prend soudainement peur. L’incursion dans la mégalopole constitue l’obstacle principal de sa marche. Cet autre, sans cesse allégorisé, se métamorphose : il est l’amour d’une femme particulière, celle qu’il doit retrouver en ville, celui de son fils qu’il n’a plus revu depuis longtemps ou, tout simplement, l’autre radical, l’inconnu qu’il faut secourir.
Si le roman demeure si mystérieux, c’est bien que la recherche de cette altérité pose problème. De même, la pluralité des objets sur lesquels disserte le comédien, d’ordre politique, amoureux ou sociétal, recoupe la question de savoir par où commencer cette recherche, par quel bout l’attaquer. L’abîme qui souffle la signification ne cesse de menacer cette quête qui rend ce roman épique. Reste la question de cette Grande Chute ? Qui sonne comme une Grande Dépression, à ceci près qu’elle perdure. «
C’était une fin du monde, mais on s’y était habitué. Elle ne finirait jamais.
Une lecture chrétienne
Le comédien est une figure de Christ qui prône l’amour du prochain. La Grande Chute, qui s’éternise, dessine en creux du texte le chemin vers l’autre. Plus vraisemblablement, le roman ayant été écrit à Great Falls, Montana, durant l’été 2010, la Grande Chute constitue le lieu impalpable de l’écriture. L’auteur esquisse un chemin – dont il décrit les esquisses – vers son époque, sa société, ses contemporains et son lecteur.
Le temps de l’histoire de la Grande Chute était aussi celui des grandes et des petites guerres. Les grandes se déroulaient, sans qu’on en entrevît la fin, dans les pays qui, pour nous autres Occidentaux, étaient ceux du tiers-monde, les petites au contraire sur notre sol, jour et nuit, mortelles mais autrement, et sans qu’on n’en entrevît la fin non plus. […]. Non, dans chacun de nos pays, on vivait le temps des guerres de voisinage, expression trompeuse d’ailleurs, car elles ne concernaient jamais que deux personnes, et que leurs familles, si toutefois, chose rase, elles en avaient une, se tenaient généralement à l’écart des affrontements..
La Grande Chute Peter Handke, (trad. Olivier le Lay), Gallimard, collection « Du monde entier », mars 2014, 192 pages, 18€
Essai sur le lieu tranquille Peter Handke, (trad. Olivier le Lay), Gallimard, collection « Arcades », avril 2014, 104 pages, 10€
L’écrivain et dramaturge autrichien Peter Handke a reçu le prestigieux prix Hibsen 2014, doté de 2,5 millions de couronnes norvégiennes (environ 300 000 euros).