LA LETTRE DE JEAN-CLAUDE LE CHEVÈRE OU L’AMOUR TRAHI D’UN FILS

La Lettre : une fois encore, Jean-Claude Le Chevère nous transporte avec cette nouvelle fiction dans le milieu populaire d’une petite ville de province, à l’ouest de la France. Le héros du récit prend le train pour se rendre au-delà de Rennes, dans la ville de sa jeunesse.

JEAN CLAUDE LE CHEVERE

La commune en question, Sourville peut-être, un nom devenu familier dans l’univers romanesque de cet auteur, offre le visage d’une ville animée autrefois d’une active vie industrielle et ouvrière, largement transformée à présent, où humbles et nantis ne se mélangent guère. Cette ville, sous la plume de notre auteur briochin, sera le théâtre d’un long drame intime, celui d’un couple déchiré sous le regard d’un enfant mal aimé.

notaire de sourville

Gérard Fournel, c’est le nom de notre personnage, revoit et arpente à son arrivée des rues qu’il a fréquentées il y a bien longtemps, dans sa jeunesse collégienne et lycéenne quand ses parents habitaient cette petite maison aux briques rouges, rue des Aulnes, demeure aux volets clos désormais, mise en vente depuis un an déjà, moment du décès de sa mère. Maître Séverac, notaire du coin, s’est chargé de la cession. Gérard, fils unique, s’attendait bien à une convocation chez l’officier ministériel pour la vente du bien immobilier familial un jour ou l’autre. Pour l’annonce d’un compromis – enfin ! – pronostiquait-il. Il pensait passer là quelques jours, le temps que les affaires et la transaction se passent et se fassent. Mais la missive du notaire à sa grande surprise n’indiquait rien de tel. Maître Séverac avait pour mission de lui remettre seulement une enveloppe déposée à l’étude par sa mère, Thérèse, et transmise sur stricte consigne maternelle en mains propres un an juste après l’enterrement. Étrange…

Gérard, les pieds à nouveau sur sa terre d’enfance, ira revoir sans tarder la maison des parents pensant alors y dormir le temps de ce bref retour aux origines. Mais le lieu vide de tout occupant n’est guère hospitalier : humide, obscur et froid depuis l’enterrement de sa mère. La maison où il retrouve meubles, tables, objets bien en ordre est comme « figée dans une sorte d’intemporalité ». Quant au petit potager, c’est un fichu désordre dont les voisins pourraient bien se plaindre bientôt. Vivement que tout ça soit vendu, et vite !

Bref, il passera plutôt son court séjour à l’hôtel le plus proche. Et ira déambuler, après y avoir déposé sa valise, dans les rues de cette ville qui le vit grandir, mais qu’il n’a jamais vraiment portée dans son cœur. Après l’adolescence il a quitté le lieu, laissant sa mère seule, pour continuer des études après le bac qui l’emmèneront loin de là. Il se trouvera un « job » dans l’aéronautique, sa passion de toujours, dans la région parisienne. Thérèse ? Une mère à qui il ne s’est jamais vraiment confié, pas plus qu’elle ne lui faisait de confidences. Encore moins d’aveux. Quant au père, Robert, guère plus affectueux avec son fils, il vendait des voitures, un as du volant, disait-on, mais toujours sur la route et donc rarement chez lui. Et tout aussi rarement chaleureux et bavard avec femme et enfant.

Il était plus âgé que ta mère…Il avait près de dix ans de plus qu’elle. Mais quel bel homme c’était ! Elle avait à peine vingt ans quand elle s’est mariée. Ses parents ont dû donner leur autorisation (…)

lui dira la mère Nicolas, une pipelette que Gérard n’aimait guère, mais qu’il s’est surpris à écouter, malgré tout, devant une tasse de café chez elle. Car il était curieux de connaître un peu plus sur son père et combler un peu aussi de « la distance peu à peu instituée entre sa mère et lui ». La bonne femme, aussi curieuse que bavarde, pouvait, au milieu de ses ragots, l’éclairer en effet sur l’image laissée par ses parents dans le quartier. « Elle en a certainement à raconter, Madame Nicolas, elle en connaît des choses que Gérard n’a jamais retenues, enregistrées ou qu’il a très vite rejetées, oubliées plus ou moins volontairement. » Alors il la laisse parler et elle ne s’en prive pas, « pour une fois qu’elle tient un client qui accepte de l’écouter ». Elle tâte le terrain, cherche à lever un peu des morceaux du voile, ose l’allusif : « Des bruits couraient mais tu dois être au courant…On racontait qu’il avait des aventures à droite et à gauche…des aventures, c’était le mot qui circulait. Ta mère ne disait rien mais on voyait bien qu’elle était malheureuse. » Et puis l’occasion est belle de faire parler le fils orphelin sur ce mystérieux accident qui a coûté la vie à Robert. Elle en sera pour ses frais, Gérard ne dit mot, et pour cause, après l’accident aucune explication ne lui sera donnée, ni par sa mère, muette sur le sujet, ni par les gendarmes, à court d’indices.

Un accident étrange, c’est sûr, pour la pipelette du quartier et pour tout le monde, fils compris, qui ne se souvient que des images du choc : sur la route du retour d’une journée passée à Rennes qui avait paru tournebouler le couple, son chauffeur de père roulant à vive allure, comme d’habitude, fut contraint de donner un brusque coup de volant pour éviter une camionnette surgie d’un chemin débouchant sur la nationale. Robert enverra la Simca 1000, lancée comme une flèche, sur le rail de sécurité de la route après un spectaculaire vol plané. Femme et enfant s’en sortiront indemnes. Mais le mari, cramponné au volant, y laissera la vie. « Le coup du lapin », diront les gendarmes.

La disparition de Fournel fit grand bruit en ville, d’autant que la maréchaussée mena une enquête sur les circonstances du drame et interrogea mère et fils, survivants du choc et susceptibles d’apporter des éclaircissements sur les circonstances de l’accident. Ce qui intriguera bien sûr la population d’un quartier peuplé, comme toujours, de commères et concierges, à l’image de la mère Nicolas, toujours avide d’en savoir plus, même longtemps après. Et la bonne femme n’est pas la seule à chercher à savoir, le patron du café du coin, tenu par un copain d’enfance, dénommé Passy, se rappellera lui aussi aux souvenirs de jeunesse de Gérard. Et lui aussi voudra lui tirer les vers du nez sur le fameux accident. Sans succès, bien sûr, lui non plus.

Avant d’aller voir le notaire porteur de la mystérieuse enveloppe qu’il ne sera guère pressé d’ouvrir, à vrai dire, et surtout pas devant lui, il prolongera sa déambulation pérégrine, comme dans un temps retrouvé, sans joie mais pas sans émotion. Du côté de l’étang, où Robert s’était bien amusé avec des copains dans sa jeunesse, lui avait-il raconté, « il n’avait pas prévu que son père s’imposerait dans le défilé de ses souvenirs ». Et « finalement il avait vécu quelques bons moments avec ce père absent qu’il aurait souhaité plus souvent à ses côtés. »

Il fera un dernier tour de la maison familiale. Et puis, assis à la table de la salle à manger, il se décidera enfin à ouvrir le pli solennellement remis par l’homme de loi. Pourquoi cette lenteur, ces tergiversations ? Il est vrai « qu’il a toujours préféré la dérobade à l’affrontement. » Mais « qu’a-t-il à redouter ? Des révélations ? Il a le cuir épais et rien ne pourra l’effrayer désormais. Le surprendre ? Peut-être. »

Dans le train du retour, après avoir lu la lettre, c’est la surprise, en effet, et l’amertume aussi qui ne le quitteront pas de tout le voyage. Ce couple taciturne, Gérard en fut le triste et premier témoin, inconsolable du spectacle d’une mère et d’un père à ce point distants l’un de l’autre, comme de lui-même, leur fils unique. « Voici l’exacte vérité… » : ainsi commençait la lettre, un début de phrase qui n’annonçait rien de bon ni de rassurant. Une lettre-confession où Thérèse dit tout de son couple qui s’est abîmé très tôt dans le silence, le non-dit, l’ennui et la méfiance. Dans le désespoir aussi, celui d’une femme qui n’a jamais cessé d’être amoureuse de son mari. « Tu n’as jamais pu imaginer comme j’ai aimé ton père. » La malheureuse Thérèse, comme honteuse de cet amour, prenait soin de cacher à un fils aussi malheureux qu’elle les seules manifestations de tristesse et de détresse qui parfois la trahissaient. « Une ou deux fois il avait surpris sa mère écrasant une larme. Elle s’en était aperçue et l’avait rabroué brutalement. »

Après l’aveu, la lettre continuait sur les détails de l’accident qui avait tant intrigué les gendarmes. Thérèse en expliquait les vraies causes, qui ne pouvaient qu’échapper aux enquêteurs, en même temps qu’elle dévoilait la tristesse infinie et définitive d’une femme qui voulait et ne pouvait vivre ni loin de son mari ni à ses côtés, une femme qui aurait voulu disparaître dans l’accident avec lui et leur fils et qui aura vécu le reste de ses jours dans une abyssale absence. Comme si Gérard « n’avait jamais vraiment compté pour elle. ». Ainsi le fils l’éprouvait-il à présent. Cet attachement maternel réduit a minima face à la dévorante passion amoureuse d’une femme au-delà de toute mesure va s’avérer pour le malheureux Gérard la pire des blessures qu’il pouvait ressentir. Alors, au diable « la maison, les meubles, sa jeunesse, c’est décidé, il bazardera tout ! Et le notaire s’en chargera. Après tout, c’est son travail. »

JEAN CLAUDE LE CHEVERE

Jean-Claude Le Chevère achève sur ces mots une sobre, belle et poignante histoire, d’une écriture toute classique, sans excès ni fioritures, sans pathos ni mélodrame. Cette manière rigoureuse confère à cette tragédie familiale et intime, magnifiquement conduite et maîtrisée, une tension capable de nous tenir en haleine et nous émouvoir jusqu’à la dernière page, sans faillir. C’est la grande qualité de ce romancier et nouvelliste, livre après livre. Et c’est la marque des écrivains de talent. La Lettre est le dixième opus de notre auteur briochin, le septième sous la bannière de Folle Avoine, son fidèle et heureux éditeur qui prépare la publication d’un huitième ouvrage, L’Armoire et autres nouvelles. Jean-Claude Le Chevère a aussi publié trois ouvrages chez Apogée.

La Lettre, de Jean-Claude Le Chevère, Éditions Folle Avoine, publication disponible en août 2020, 80 pages. ISBN 978-2868102546, prix : 15 euros.

 

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