La BD La Lune est blanche, réalisée par les frères Lepage et publiée par Futuropolis, a rencontré un succès pleinement mérité. La bande dessinée d’Emmanuel y rencontre la photographie de François au profit d’un livre où se croisent le récit de leur voyage en Antarctique, le documentaire et l’histoire touchante d’une relation fraternelle et artistique. Unidivers les a rencontrés pour vous.
François et Emmanuel Lepage seront mercredi 30 septembre aux Champs Libres en présence d’Yves Frenot, président de l’IPEV, l’Institut polaire français Paul-Émile Victor.

Emmanuel Lepage : Oui, c’était la première fois que je me lançais dans ce type d’aventure narrative.
U : Quelle est d’ailleurs la relation de votre travail, dans ce livre, à celui de votre frère ?
Emmanuel Lepage : Avant même d’écrire et de mettre en scène quoi que ce soit, j’ai demandé à François de faire une sélection des photos qu’il souhaitait voir dans le livre. Nous avons resserré ensemble la sélection, car certaines, quoique très belles, étaient redondantes. J’ai construit alors le récit autour de ces photos afin qu’elles s’inscrivent dans le fil narratif et qu’elles prennent toute leur force. Nous ne devons jamais perdre de vue que nous racontons une histoire et qu’il ne s’agit pas d’un livre de photos.
Unidivers : François, plus le livre avance, plus les photographies sont nombreuses : pouvez-vous nous en donner la raison ?
François Lepage : C’est très simple. Sur le raid, Emmanuel avait peu de temps pour travailler. Physiquement, il était difficile de dessiner à cause du gel. Emmanuel a beaucoup travaillé autour de mes images pour reconstituer le scénario. Mes photographies ont été une matière pour sa documentation.
U : Emmanuel, était-ce donc difficile de dessiner dans cette région et ce climat ? Comment avez-vous procédé ?

Unidivers : Vous, François, comment avez-vous envisagé votre travail de photographe pour ce voyage ?
François Lepage : D’habitude, j’illustre le territoire, le rapport des hommes avec le territoire, dans une optique de reportage journalistique. Là, je voulais me laisser guider par mon plaisir, ne plus être journaliste. J’ai écarté les illustrations, le portrait. Il fallait décrire le territoire tel que je l’avais vu, rendre son aspect énigmatique, réaliser des images contemplatives, énigmatiques. Sans visée documentaire. Ce n’était pas prémédité, c’est le voyage photographique que j’ai fait. Je n’étais pas le même en partant de Concordia. 
U : Pouvez-vous, Emmanuel et François, nous parler de cette aventure ? Qu’en avez-vous tiré d’un point de vue humain et/ou artistique ?

Emmanuel Lepage : Personnellement j’ai vu mes limites physiques, mais aussi morales. Ça me rappelle que je ne suis pas un aventurier ! Le voyage renvoie à soi-même, on est à l’os. Je ne peux pas dire que ce fut un voyage « agréable ». Par contre j’ai pu rencontrer des gens fascinants. Que ce soit parmi les scientifiques ou le personnel technique. Ce sont pour la plupart des gens « habités » par leur mission. C’est un monde où sa survie dépend des autres. Il y a une grande solidarité qui les anime. En Antarctique comme dans les terres australes, au-delà des paysages et de l’environnement inouï dans lequel nous étions, c’est l’Homme qui m’a touché.
François Lepage : Cette découverte de l’Antarctique, c’est quelque chose d’extrêmement fort. C’est une rencontre visuelle. Dumont d’Urville, par exemple, est un endroit extraordinaire. De cette île on voit défiler les icebergs qui se décrochent de la calotte glaciaire. Ils défilent toute la journée devant la base. Il y a toute une vie animale. On a sauté sur le raid puis on est parti sur le continent. On franchit un mur, dans le sens où l’on va de l’autre côté du miroir. Parce que sur ce continent il n’y a rien à voir, c’est toute la complexité, l’aspect fascinant de ce voyage. Ce que l’on voit au premier kilomètre de convoi, c’est ce que l’on verra au millième kilomètre de convoi : un grand désert glacé.

Emmanuel Lepage : Le livre a été construit autour du point nodal qu’est l’arrivée à la base polaire de Dumont d’Urville quand on nous demande de choisir lequel des deux part sur le raid. Afin de donner toute la force à ce passage il fallait en amont le « préparer ». Il fallait donc « lâcher » un certain nombre de chose sur notre relation, les rivalités, l’admiration réciproque, les complicités créatrices qui nous portent. C’est sans doute ce qui était le plus difficile à raconter. Il fallait être au plus près, au plus juste.
François : On rencontre des gens qui nous parlent de leur histoire de frangin. Leur histoire familiale. Beaucoup de gens sont touchés par cette histoire, cette admiration réciproque, cette rivalité aussi, moins présente cependant aujourd’hui. Le fait de les avoir mises dans un livre, de faire des livres, c’est une façon de se délester de ce poids, de cette histoire. Chacun livre une partie de ses blessures, de ses déchirures, de ses angoisses. Faire un livre, c’est passer à autre chose.

Emmanuel Lepage : Oui, c’est une construction narrative extrêmement complexe. Il faut associer des univers visuels et narratifs extrêmement différents de manière fluide. J’aimerais que le lecteur passe d’une planche de bande dessinée à une illustration, d’une photo à une évocation du passé, d’un croquis à un récit scientifique sans pour autant ressentir cela comme une rupture, mais comme étant un long cheminement avec ses accélérations, ses accidents, ses paysages différents, un ressenti qui évolue… En résumé, que ce livre en lui-même soit un voyage. Je réalise depuis quelques années des récits de bande dessinée dites « de reportage » de façon très différente que la fiction. Pendant vingt-cinq ans, j’ai dessiné des bandes dessinées à partir de scénarios aboutis en essayant de tenir un style graphique homogène. À l’inverse, ces récits de voyage se font par touche, comme un modelage. Il m’arrive parfois de dessiner des séquences sans bien savoir où (et si) je vais les intégrer. Je prends chaque élément qui surgit comme l’invitation à découvrir autre chose Je suis dans le flou, c’est 
François Lepage : Les dessins et les photographies viennent à se confondre. Cela nécessite un vrai travail d’intégration.
U : Comment avez-vous élaboré, après le voyage, ce livre à quatre mains ?
François Lepage : Il nous a fallu trois mois pour digérer. Quand on s’est retrouvé, on s’est demandé ce que l’on avait envie de mettre dans ce livre. La première chose : notre relation fraternelle. Je pense que c’était évident pour moi comme pour Emmanuel. C’est aussi la structure du territoire qui fait ça, le voyage est vraiment intérieur. Ce que l’on projette, c’est ce qu’on a autour de soi. C’est un voyage intérieur, une sorte de page blanche. Avant de partir, le vrai danger, le vrai défi, c’était la confrontation artistique avec Emmanuel. Quelle place trouver dans cette collaboration. Ce qui était important, c’était de nous rapprocher.
U : Comment avez-vous envisagé votre rôle, votre place, dans cette expédition ?

François Lepage : Oui, c’est ça. Je pense que le travail de photographe en général, c’est être capable de se fonder dans tous les milieux et trouver une place dans tous les endroits où tu vas. Ce qui était intéressant dans cette mission, par rapport à celle qu’on avait faite précédemment sur notre voyage à Kerguelen, c’est qu’à Kerguelen, on était des journalistes, on nous appelait les journalistes même si on n’en était pas vraiment. On était des journalistes embarqués dans une expédition logistique de ravitaillement, on ne prenait pas part à l’expédition, on était juste observateur. L’intérêt avec cette mission pour l’Institut Polaire, c’est qu’on a été engagé comme chauffeur. Notre première mission c’était de conduire les camions jusqu’à Concordia.
U : Emmanuel, vous parlez des carnets de voyage de peintres sur les navires : étaient-ce des sources d’inspiration pour vous ? Vous êtes-vous basés sur d’autres travaux ?

U : Et vous, François ? Comment avez-vous envisagé ce paysage ?

U : Emmanuel, par moment, vos dessins du continent prennent presque un tour non figuratif : était-ce une manière de rendre l’aspect abstrait, fantasmé, minimaliste du paysage ?

U : La qualité tant narrative que poétique des textes est impressionnante. François, dans le livre, vous vous adressez à une certaine Marile : pouvez-vous nous en parler ?
François Lepage : C’est ma compagne. Je lui avais dit que je lui écrirais tous les jours pour lui raconter le voyage, pour qu’elle puisse me suivre dans cette histoire. 
La Lune est blanche François et Emmanuel Lepage, Futuropolis, octobre 2014, 256 pages, 29€

