La Marche brisée est une série work in progress créée à quatre mains par Anna-Maria Le Bris et Francesco Ditaranto. Elle fait partie des deux projets retenus par Unidivers au titre de l’Appel à projets artistiques 2015.
Cher Professeur,
Ma fille Charlotte est repartie ce matin. Je l’ai ramenée à la gare et j’ai attendu sur le quai avec elle. Ces jours avec elle se sont bien passés. Elle était un peu différente de la dernière fois, lorsque nous nous étions dit au revoir à Paris. C’est normal, je crois. À quinze ans, les filles changent très rapidement. Le train était en retard. Elle en a profité pour m’annoncer qu’elle avait un petit ami. Je n’ai rien dit, mais je n’ai pas réussi à dissimuler ma nervosité. Charlotte l’a bien remarqué. Peut-être est-ce à cause de cela que je l’ai trouvée étrange. Peut-être pas. Je n’en sais rien.
Dans ma dernière lettre, je vous relatais une partie de mon entretien, dans un bar à vin, avec mon patient Pascal. À un certain moment, il a pris un verre d’eau pour se rincer la bouche. Il s’est arrêté à la première gorgée et a changé d’expression. Il a repoussé le verre et il est parti, sans rien dire.
J’ai mis un peu de temps pour le rejoindre. Il devait bien nettoyer sa motocyclette sinon, m’a dit-il, elle ne démarrerait jamais. Je l’ai questionné à propos de son départ soudain. « L’eau avait un goût bizarre. Le même goût que je sentais après les séances à l’hôpital. Je ne pouvais pas la boire. Je devais partir voir si ma motocyclette marchait ou pas. »
Perplexe, je lui demandé de quelles séances parlait-il. « Celles avec le courant électrique. Je ne me rappelle pas bien, mais chaque fois, quand je me réveillais, j’avais le même goût qu’aujourd’hui dans la bouche. Et j’avais perdu la mémoire. Parfois, cela je me souviens très bien, après la thérapie, je devais attendre que quelqu’un m’appelle, pour savoir à nouveau mon prénom. Ils disaient que c’était le traitement idéal pour mon cas, mais moi je me sentais mal, plutôt pire qu’avant. »
J’ai laissé Pascal à son véhicule. Il m’a fait comprendre qu’il n’avait plus envie de parler, qu’il voulait être seul. Je suis retourné à mon bureau et j’ai pris son dossier. Il avait en effet été soumis à plusieurs cycles d’électroconvulsivothérapie, de douze à quinze séances chacun. J’ai réussi à trouver des rapports rédigés des séances, où son nom paraissait parmi d’autres patients. Dans une grande chambre, ils étaient huit, ou dix, liés à leurs lits, partagés sur deux files. Il n’y avait aucune intimité, aucun respect. Pendant que le premier de la file subissait les électrochocs, les autres attendaient d’être anesthésiés. Ils voyaient donc ce qui se passait sur les autres. Ils les regardaient trembler, sauter de trente centimètres à cause des secousses, puis s’étendre avec un long souffle.
Professeur, je ne sais pas quoi penser. J’ai encore besoin de parler avec mon patient. Peut-être avec l’un des infirmiers qui assistaient aux séances aussi. Je dois comprendre pourquoi ont-ils utilisé cette thérapie, s’il fallait le faire ou pas ; s’il y avait des alternatives. Pour le moment, le problème est le diagnostic simpliste, d’après moi, de l’état de mon patient.
Je vous tiens au courant de la suite de mes recherches,
Mes meilleurs sentiments,
Joseph Calvez
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